Vaclav Havel est mort, et les Tchèques sont à la fois tristes et soulagés. Ils sont tristes, parce qu’avec lui disparaît le seul Tchèque ayant connu une gloire mondiale après Emil Zatopek. Ils sont tristes, aussi parce qu’il symbolisait ces jours glorieux de novembre 1989 où le peuple d’une Tchécoslovaquie encore unie sortit de son apathie pour signifier son congé au régime communiste. Mais une fois les hommages posthumes solennellement rendus, la plupart des habitants des terroirs de Bohème-Moravie, retournés à leurs petites affaires quotidiennes – qui ne marchent pas si mal en dépit de la crise – penseront que Havel est plus sympathique dans l’au-delà que vivant au milieu d’eux.
Sa vie, « une œuvre d’art » selon Milan Kundera, avait réussi à donner à l’étranger une image des Tchèques qui était bien loin de la réalité : celle d’un peuple qui n’aurait jamais cherché à s’accommoder avec le pouvoir totalitaire. Vaclav Havel ne fut jamais séduit, ne fût-ce qu’une seule seconde, par l’idéologie communiste : il revendiquait son appartenance à la bourgeoisie pragoise et rejetait tout contact avec les idées marxistes, dogmatiques ou prétendument réformatrices. Le printemps de Prague de 1968 le laissa de marbre : pour lui le communisme était irréformable et tout simplement pervers. Il en subit les conséquences : interdit d’études supérieures, il trouva asile dans d’improbables théâtres jouant au chat et à la souris avec la censure, avant de connaître la prison quand il apparut comme la figure de proue de la dissidence en Tchécoslovaquie.
En janvier 1990, lorsqu’il fallut choisir un président de la République tchécoslovaque dans le cadre de la transition négociée entre les dirigeants de la « Révolution de velours » et le pouvoir communiste moribond, deux noms s’imposèrent : celui d’Alexandre Dubcek, symbole du « Printemps de Prague » et celui de Vaclav Havel, l’intransigeant porte-parole de la Charte 77.
Le « communisme à visage humain » incarné par Dubcek avait été englouti dans le maelström provoqué par Mikhaïl Gorbatchev. Havel était donc incontournable. Mais il ne ressemblait pas à ce peuple qu’il avait été appelé à incarner aux yeux du monde. La vie des Tchèques, que ce soit sous la férule des Habsbourg ou sous celle des Soviétiques et de leurs représentants locaux, se caractérisait par une multitude de petits arrangements avec l’autorité, une soumission apparente à l’arbitraire pour se ménager quelques petites niches de bien-être dans un monde de pénurie.
L’intransigeance, le choc frontal et suicidaire avec l’oppresseur, que l’on trouve, par exemple dans le roman national polonais, n’a jamais été la tasse de thé (ou plutôt le verre de bière) des Tchèques. On en trouvera la clé dans l’œuvre immortelle de Jaroslav Hasek le seul philosophe capable de vous expliquer cela par le menu : il s’appelle Chvéïk, et fréquente régulièrement la taverne « Au Calice » dans le quartier de Nove Mesto à Prague[1. Jaroslav Hasek, auteur des Aventures du brave soldat Chvéïk. Chvéïk représente le typique Praguois qui se moque de la domination des Habsbourg.].
De tous les dirigeants des pays ex-communistes revenus à la démocratie, Havel était le seul à être issu du monde culturel et intellectuel. Pour la République tchèque ce n’était pas une première : le premier président de la Tchécoslovaquie, en 1918, Tomas Masaryk était un philosophe de renom. Cette spécificité est liée au fait que la conscience nationale tchèque (et slovaque) s’est constituée autour de la défense d’une culture slave menacée par l’expansionnisme allemand et hongrois. Le combat pour la langue a précédé celui pour l’accès au statut d’Etat-nation.
Pendant les treize ans où il résida au Hrad, le château de Prague qui domine la ville aux cent clochers, Vaclav Havel ne se comporta pas comme le père débonnaire de la Nation. Au contraire, il prit un malin plaisir à appuyer là où cela risquait de faire mal à une bonne partie de ses concitoyens. Ainsi, en 1990, il prit l’initiative de faire, au nom du peuple tchèque, des excuses unilatérales aux Allemands des Sudètes expulsés en 1945 à la suite des décrets Bénès. La rupture de ce tabou qui unissait et unit encore les Tchèques de toutes obédiences lui aliéna une grande partie de l’opinion publique, et renforça ses adversaires, qui, en fait exerçaient la réalité du pouvoir. Le nationaliste thatchérien et europhobe Vaclav Klaus, ou le populiste social-démocrate Milos Zeman ont toujours été plus en phase avec le peuple qui leur avait confié la charge de le gouverner que ce président dramaturge qui en était la conscience, la bonne et peut-être surtout la mauvaise.
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