A un moment, dans le premier roman de l’italienne Nadia Terranova, Les années à rebours, qui se passe pour l’essentiel à Messine, est évoqué un phénomène à la fois optique et géographique, la « Fata Morgana », qui donne l’impression que « la Calabre se trouve à quelques mètres seulement de la Sicile. La légende veut que de nombreux insulaires, trompés par le mirage, se soient jetés à l’eau pour rejoindre à la nage la pointe du continent. » Quelle meilleure métaphore pour évoquer le destin doux-amer d’un jeune couple pendant ces fameuses années de plomb ? Elles virent une partie du milieu ouvrier et étudiant choisir la lutte armée alors que parallèlement se déclenchait un terrorisme d’extrême-droite pour déstabiliser la démocratie italienne et provoquer une réaction autoritaire. Nadia Terranova, dans ce roman, fait de ces années de plomb une toile de fond à la décomposition poignante des relations entre deux êtres, plutôt sympathiques, plutôt de bonne volonté, qui ne trouveront jamais, entre velléités révolutionnaires et contingences de la vie quotidienne, fêlures personnelles et temps qui passe impitoyablement, le moyen d’être heureux.
Elle, c’est Aurora, la fille d’un directeur de prison, ancien fasciste et père de famille nombreuse. Lui, c’est Giovanni, le fils tardif d’un avocat communiste. On pourrait penser que leur rencontre aurait eu quelque chose d’une histoire à la Roméo et Juliette, version Sicile des années 70. Or, il n’en sera rien. Le directeur de prison et l’avocat, finalement, en ont fini avec les affrontements de jadis. Au contraire, ce qui les inquiète, c’est plutôt les engagements de leurs enfants respectifs du côté de l’extrême gauche. Aurora est une étudiante sérieuse, Giovanni beaucoup moins. Ils militent dans des organisations différentes, Giovanni apparemment de façon plus poussée. Il flirte avec la lutte armée, il est de toutes les manifestations et notamment celles de Rome et de Bologne qui suivirent la mort de Francesco Russo, un étudiant tué par la police en 77.
En les mariant et en les faisant vivre dans un petit appartement, « la boite à chaussures », la génération précédente fait le pari qu’ils se calmeront, surtout avec la naissance de Mara, en 1978, l’année même de l’assassinat d’Aldo Moro. Evidemment, il n’en sera rien ou plus exactement, tout le talent de Nadia Terranova est de montrer que les frustrations sont plus dangereuses pour l’organisme que les désillusions et que le conditionnel passé est le mode qui brise le plus sûrement le cœur car c’est le mode des regrets et des remords.
Les séparations et les réconciliations entre Aurora et Giovanni alternent au rythme de l’agonie de la période insurrectionnelle et de la fin de la lutte armée qui fait entrer l’Italie dans la normalité mortifère des démocraties de marché. Nous sommes déjà dans les glaciales années 80, sans presque nous en apercevoir, tant Nadia Terranova sait, qualité rare, traiter avec finesse l’écoulement du temps qui passe à notre insu, des années où les drogues dures et le sida achèveront de transformer les espoirs rouges et noirs en cauchemar repeint aux couleurs des néons hospitaliers.
On peut penser, dans Les Années à rebours, que Nadia Terranova née elle-même en 1978, nous parle de ses propres parents et apparaît sous les traits de la Mara qui échange, petite fille, des lettres avec son père vivant la plupart du temps dans un centre de désintoxication.
Les années à rebours, et ce n’est pas la moindre de ses qualités est ainsi, également, le roman du regard d’une petite fille, un regard inquiétant et inquiet à la fois, celui de « la Piccirida qui dans son berceau effraya son grand père. » Lucidité, tendresse, nostalgie, mélancolie : on se prend à rêver de ce qu’aurait pu faire un Ettore Scola d’un tel roman, parfaitement réussi.
Les années à rebours de Nadia Terranova ( Quai Voltaire, traduction de Romane Lafore)
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