Causeur. Ferme des mille vaches, scandales des abattoirs à répétition, campagnes contre la consommation de la viande : le statut des animaux et leurs rapports avec l’homme semblent intéresser de plus en plus l’opinion publique.
Francis Wolff. Oui, et l’intérêt médiatique qui se développe pour ces questions était prévisible. Ce phénomène existait déjà sur les campus américains il y a une dizaine d’années, et la vague a atteint nos rivages universitaires il y a cinq ou six ans avec des disciplines émergentes comme l’Éthique animale, le Droit animalier, des chaires, des thèses, des revues spécialisées. Les milieux para-académiques, les grandes revues de débat critique s’y sont ensuite intéressés. Il est normal que cela touche maintenant le grand public.
Comment qualifier ce nouveau mode de pensée ?
Je l’appelle « animalisme », à ne pas confondre avec le mouvement de protection des animaux qui existe en France depuis la loi Grammont de 1850 punissant les mauvais traitements. L’animalisme conçoit l’animal comme le nouveau« prolétaire », la victime par excellence de l’homme bourreau. Autrement dit, le postulat nouveau selon lequel il existe une catégorie générale qu’on nomme « animal » (on pense alors plutôt au chien, au chat et au cheval qu’au scorpion, à l’éponge ou au krill) se traduit par une exigence morale. Or toute notre tradition morale et juridique est fondée sur la distinction entre les animaux et les humains d’une part, et entre les animaux en fonction des relations qu’on a avec eux d’autre part. Le droit français reconnaît une différence entre les animaux qui vivent sous notre protection d’un côté, et les animaux sauvages de l’autre. Dans ce même droit, il y a une différence entre le Code rural, le Code de l’environnement, le Code civil et le Code pénal. Faute de statut juridique unique, parler de l’« animal » en général n’a aucun sens : cela revient à classer le chien et ses puces dans la même catégorie.
Cela n’a peut-être aucun sens en droit, mais l’entendement humain a inventé une grande catégorie qui englobe le chien et ses puces depuis fort longtemps…
Oui et non. La notion d’« animal » est très difficile à définir. Selon les idées reçues, c’est un « être vivant mobile et sensible » : mais le premier critère exclurait de nombreux animaux (les huîtres) et inclurait pas mal de plantes ; quant au second, il est à la fois vague et équivoque : « sensible » à quoi et dans quelle mesure ? Et qu’en est-il des protozoaires ? Des virus ? Des prions ? Et des hommes ? Pendant pratiquement toute l’Antiquité, l’humanité a été définie par deux relations négatives : les hommes n’étaient ni des bêtes ni des dieux. Ils avaient en commun avec les bêtes d’être mortels, et avec les dieux d’être doués de raison.
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Au cours des deux derniers siècles, les frontières sont devenues floues, non seulement parce que dans une partie du monde il n’y a plus de dieux et que dans une autre la divinité est si absolue qu’elle est incommensurable à l’homme, mais aussi à cause des théories évolutionnistes qui montrent que l’espèce humaine est, du point de vue biologique, une espèce comme les autres. Paradoxalement, l’idéologie animaliste inclut et exclut l’homme. L’homme est à la fois différent de tous les autres animaux parce qu’il en est le bourreau, et semblable à tous parce que tous sont également « sensibles ». Conclusion : nous devrions respecter tous les autres animaux parce qu’ils sont comme nous, mais en n’ayant justement pas à leur égard un comportement animal !
L’animalisme serait-il le dernier avatar d’un gauchisme expiatoire ?
En effet, pour les mouvements de « libération animale », l’animal est devenu la nouvelle figure de la victime, l’Autre absolu. L’utopie révolutionnaire marxiste s’étant dissoute dans le libéral/libertaire, à quelle plus juste cause pourraient adhérer des jeunes de 18-25 ans ? Or cette idéologie reproduit une tare des mouvements gauchistes des années 1970 : casser l’Histoire en deux. « Depuis toujours, dit-on, les hommes ont exploité les animaux, aujourd’hui on va mettre fin une fois pour toutes à cette injustice ! » C’est absurde : la libération des animaux supposerait un retour à l’état naturel des espèces domestiquées depuis des millénaires, qui ne peuvent pas vivre indépendamment du soin humain ! C’est d’ailleurs pourquoi un théoricien animaliste, Gary Francione, préconise la stérilisation de tous les animaux de compagnie, afin de faire disparaître à jamais ces espèces qui sont dépendantes des hommes : jusqu’où va la « libération animale » ? C’est donc absurde pour les animaux mais aussi inquiétant pour l’homme : à force, on ne saura plus distinguer les personnes des animaux.
C’est bien le propos et l’objectif de l’« antispécisme », qui connaît un succès populaire avec Aymeric Caron…
L’« antispécisme », c’est la forme extrême, radicalisée de l’animalisme et de ses contradictions. Tout d’abord, l’équivalence entre « spécisme » et « racisme » est intolérable. Les races n’existent pas – ce qui rend le racisme absurde –, les espèces existent – ce qui rend le spécisme raisonnable. Le spécisme, c’est le comportement propre à toutes les espèces, c’est-à-dire concernant l’homme, l’humanisme. La lutte contre toutes les formes de discrimination en fonction de la « race », du sexe, des croyances, etc. est la conséquence de l’universalisme humaniste – tous les hommes sont égaux et doivent être traités également. Mais cet universalisme ne peut pas être étendu à toutes les espèces animales – les rats ? Les poux ?–, encore moins à toutes les espèces vivantes, ou alors il faut cesser d’utiliser des antibiotiques. Au-delà de l’humanité, la passion égalitaire devient pathologique.
L’antispécisme est pernicieux car il semble s’alimenter à deux sources généreuses : l’attention aux animaux et l’égalité (un slogan qui paraît toujours respectable). Mais leur fusion est inepte et immorale. Pour le philosophe australien Peter Singer, inventeur et promoteur du concept, il ne faut pas seulement s’abstenir d’utiliser tous les produits animaux (chair, œufs, lait, miel, laine, soie, etc.) ; si vous devez, par exemple lors d’un naufrage, choisir entre la vie d’une jeune chien bien portant et celle d’un vieillard, il faut choisir le chien et jeter le vieillard, le contraire serait du spécisme. Voilà où mène l’antispécisme.
In fine, métaphoriquement parlant, les végétariens finissent par manger de l’homme…
Exactement. Tout cela va de pair avec une croyance qui, au fond, n’est pas absurde, selon laquelle en raison du dérèglement climatique, de la disparition des espèces et de l’action de l’homme, la fin du monde serait pour demain.
En même temps, nos sociétés urbanisées ne connaissent rien de la nature…
En effet, nous ne vivons plus dans les campagnes, auprès des « animaux de rente », et encore moins au sein de la nature sauvage. Aussi les jeunes réduisent-ils l’animal à celui de compagnie. Ils n’ont plus qu’un rapport mythique aux bêtes sauvages : c’est Walt Disney, une vision édénique de la nature. Nous ne connaissons plus que les animaux de compagnie littéralement personnifiés, ou les sous-prolétaires des usines à viande objets de scandale médiatisés.
Mais au-delà de ces excès, il arrive vraiment que l’homme se comporte en bourreau. Est-il condamnable d’avoir de l’empathie pour les animaux ?
Non. Cette nouvelle sensibilité à la souffrance animale est une sorte d’élargissement des valeurs humanistes qu’on peut considérer comme un progrès moral. Tout ce qui lutte contre la marchandisation du vivant et la chosification de l’animal me paraît bien. Mais en conclure que l’animal est une personne est à la fois hâtif et dangereux.
Peut-être, mais est-il si simple, aujourd’hui, avec ce qu’on sait de l’intelligence animale, de définir le « propre de l’homme » ?
C’est vrai. La question n’est nullement celle de l’intelligence. Sur certains plans, les grands primates peuvent dénoter une faculté d’adaptation aux situations nouvelles nullement inférieure aux humains. Ce qui différencie l’homme, son« propre », c’est l’accès à un langage très particulier qui n’est pas un simple moyen d’exprimer des émotions ou de communiquer les trois types d’informations auxquels se limitent toujours les langages animaux : prédateurs, nourriture, partenaire sexuel. Le langage humain a une puissance infinie. Il permet la négation, le futur, le passé, le conditionnel et donne par là accès au dialogue, à l’imagination ou à la métaphysique. De là aussi deux différences essentielles : une transmission, de génération en génération, de biens, de normes, de connaissances, de savoir-faire et de valeurs symboliques qui s’additionnent de façon exponentielle ; et une capacité d’action au nom de valeurs. Ainsi, si nous pensons que nous devons bien traiter les animaux, c’est que nous ne sommes justement pas des animaux comme les autres. Nous autres hommes, nous sommes des animaux « moraux » – au sens où nous pouvons agir au nom de principes. Parfois pour le meilleur : les « droits de l’homme », la « Liberté », la « Science »… Parfois pour le pire : le « triomphe de la race supérieure », la « domination du monde », la « grandeur d’Allah », etc. : ce sont aussi des valeurs humaines, qu’on le veuille ou non ! Cela ne garantit évidemment à l’humanité aucune supériorité morale, mais seulement une différence absolue avec les autres animaux, qui ne connaissent ni l’idée de justice ni par conséquent l’idée de guerre, juste ou non.
En tout cas, la modification du statut de l’animal dans le Code civil montre que la loi épouse l’évolution de la société.
Cette affaire est un énorme malentendu car l’animal n’a pas changé de statut, et heureusement pour les propriétaires de chiens ou de moutons ! Le Code rural, qui protège les animaux vivant sous la protection de l’homme, les définit comme des êtres sensibles qui doivent être élevés dans des conditions correspondant à leurs exigences biologiques. Du point de vue du Code pénal, depuis les années 1950 la répression des sévices infligés aux animaux n’a cessé de s’intensifier. Depuis 2004, chose amusante, on a défini les rapports sexuels avec les animaux comme une nouvelle forme de « sévices graves » à leur égard. Pendant des siècles, la zoophilie (ou bestialité) était un crime contre la dignité de l’être humain ; aujourd’hui, c’est un crime contre l’animal !
Quant au Code civil, il traite des questions patrimoniales et d’héritage. Et, de ce point de vue, vous êtes soit une personne – et donc possiblement propriétaire et jamais propriété –, soit un bien qu’on peut posséder. Les chiens et les chats sont donc forcément des « biens » puisque vous pouvez les acheter et que vous en êtes propriétaire. Et, malgré une idée répandue, ça n’a pas changé avec l’amendement Glavany. On a simplement ajouté dans le Code civil une phrase qui vient du Code rural.
Cette confusion traduit la difficulté à régir nos rapports avec les animaux. Comment définir « les conditions conformes aux exigences biologiques de l’espèce » ?
Depuis des dizaines d’années, les éthologues et les éleveurs travaillent sur cette question, et le ministère de l’Agriculture produit une réglementation contraignante, abondante, changeante. Mais le fond du problème reste le productivisme qui aboutit à des phénomènes comme la « ferme des mille vaches ». Cela choque, mais comment évaluer la souffrance ou le bien-être de ces vaches ?
En regardant les photos…
Ne soyons pas naïfs : la pression de la concurrence et la guerre des prix poussent à tenter de contourner la réglementation. Mais il ne faut pas imputer les infractions à la réglementation – déjà très contraignante ! On ne cesse d’envoyer aux éleveurs des messages contradictoires : « produisez plus pour survivre par rapport à la concurrence », et « produisez moins pour respecter les conditions de vie des bêtes », etc. ! Aujourd’hui, les premières victimes du productivisme, ce sont les éleveurs !
Au bout du compte, comment vous, définissez-vous nos devoirs envers les animaux ?
Sur le plan conceptuel, il n’y a pas de raison d’avoir une morale vis-à-vis des animaux en général. Nous avons « un contrat moral » différent vis-à-vis de trois catégories d’animaux en fonction du type de relations que nous avons avec eux. Avec des animaux de compagnie que nous considérons souvent comme des membres de notre famille, nous avons une relation d’échanges affectifs. Nous leurs devons donc protection, alimentation, soin. Si je romps le contrat que j’ai avec mon chien en l’abandonnant sur une aire d’autoroute, je commets une entorse condamnable moralement et en partie juridiquement. Ensuite, il y a les animaux domestiqués par l’homme qu’on appelle « de rente ». Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, la domestication n’est pas un asservissement, puisque cela suppose des relations d’apprivoisement et d’affection réciproques, ce qui explique pourquoi toutes les espèces ne sont pas « domesticables ». Les animaux nous donnent depuis 11 000 ans des produits de leur travail, de leur organisme ou de leur chair. Nous leur devons en échange soins, nourriture, protection contre les prédateurs, et des conditions de vie adaptées à leur espèce. C’est précisément ce pour quoi il faut lutter.
Vient enfin le troisième groupe : les animaux sauvages. Nous n’avons pas de devoir individualisé vis-à-vis d’eux puisque nous ne nouons pas de relations individuelles avec eux. Bien entendu, cela n’empêche pas la compassion pour l’oiseau tombé du nid. Mais cela ne relève pas des devoirs.
On peut donc maltraiter à souhait les animaux sauvages…
Non, parce que nous avons des devoirs par rapport aux espèces : équilibre des écosystèmes, lutte contre les espèces nuisibles, protection de certaines espèces en voie de disparition.
Et vis-à-vis des rats, nous avons des devoirs ou peut-on les exterminer ?
Excellent exemple, parce que le rat, dans le droit français, ça n’existe pas ! Le statut juridique – et, à mon avis moral – du même rat dépend des conditions dans lesquelles il se trouve. À l’état naturel, il n’a pas de statut particulier sauf quand il devient une espèce nuisible parce qu’il menace un écosystème. Si vous le prenez chez vous, il relève du droit des animaux de compagnie. Employé dans un laboratoire, il dépendra de toute la réglementation qui ne cesse d’évoluer autour de cette catégorie. Nous adaptons donc nos devoirs en fonction du type de relation. À part ça, je pense que nous consommons sans doute trop de viande…
Justement, la vogue actuelle de ce que vous avez appelé « l’animalisme » est liée à la question de la nourriture. Nous assistons à une montée concomitante de la prise en compte de la souffrance animale et de l’obsession de mieux manger.
À propos de la viande, le point de départ est aussi simple que brutal : les êtres vivants se nourrissent d’autres êtres vivants ! La meilleure définition d’un animal que je connaisse, c’est « être vivant hétérotrophe ». C’est-à-dire qu’au contraire des plantes qui peuvent se nourrir par photosynthèse, un animal ne le peut pas. Quand les êtres vivants mangeront des pierres, le problème ne se posera plus… La protection absolue de la vie est une contradiction dans les termes. La vie se nourrit de la vie. C’est regrettable ? C’est ainsi, c’est la vie. Ce qui ne doit pas nous empêcher de tenter de l’améliorer : pour l’homme d’abord. Ensuite, pour les autres espèces et la biosphère en général. [/access]
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