Première rencontre
Avant toute théorie ou représentation, il y a « la rencontre première » (selon une expression de Jacques Dewitte) : ce vis-à-vis avec l’autre animal, où l’homme, pour ainsi dire, reste bête… Je ne parle pas de la découverte de la guenon, qui vous fait soudain porter un jugement plus favorable sur votre tante Agathe, ni de ce rat-taupe qui vous permet de mieux comprendre la solitude laborieuse de votre chef de service. Je pense au surgissement d’un vivant d’une autre espèce, dans sa forme à la fois parfaite et improbable, complète et pas du tout humaine, et qui semble, sur cette terre même, nous faire débarquer sur une autre planète.
À ce stade, l’Histoire naturelle de Pline, avec ses phénix qui renaissent de leurs cendres et ses rémoras qui arrêtent les navires, paraît plus vraie que les manuels de biologie scientifique. À ce stade, tous les animaux sont fantastiques, et la vache n’est pas moins fabuleuse que l’hippogriffe. Elle l’est même beaucoup plus. Dans l’hippogriffe, on repère tout de suite le procédé qui consiste à mélanger un aigle et un cheval, alors que la vache ne ressemble qu’à elle-même.
Il suffit de considérer l’enfant qu’approchent pour la première fois un chat ou même une fourmi. L’apparition d’un ange lui est à peine plus surprenante. Le voici saisi de crainte et d’émerveillement, ayant en lui le désir de toucher cet être qui pour une fois ne lui rappelle pas son père ni sa mère, mais aussi la peur, le pressentiment qu’au moindre contact il pourrait basculer de l’autre côté du miroir (d’où les contes de métamorphose).
C’est ce mystère entrevu devant soi, dans les imagiers ou les documentaires, qui pousse encore tel jeune homme à se jeter dans des études de zoologie. Hélas, à l’université, on ne rendra pas raison de l’élan qui motiva sa venue. On lui fera oublier la gloire visible du porc et du paon, lesquels ne seront plus que des « sacs physiologiques », des bricolages de gènes, des avantages sélectifs, enfin les winners provisoires d’une nature conçue selon le schéma concurrentiel d’un marché ultralibéral.
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La bête divine
Dans cette première rencontre, il n’y va pas d’une supériorité, d’une infériorité ni d’une égalité. Plutôt de la croisée de deux ordres presque incommensurables. La diversité bigarrée des formes animales nous frappe d’étonnement, et cet étonnement est antérieur à toute évaluation. On devine que, si grande que soit la créativité humaine, jamais nous n’aurions pu inventer le buffle ou le syrrhapte paradoxal. Steve Jobs a bien eu le génie de faire l’iPhone, mais sa fantaisie ne pouvait aller jusqu’à créer le moustique.
C’est pourquoi les Anciens, spécialement les Pères de l’Église, voyaient dans les bêtes des créatures divines. Seul un Dieu peut avoir eu l’idée de faire des êtres aussi bizarres et variés. Bien sûr, c’est l’homme et la femme qui sont à son image (et donc les plus bizarres et les plus variés de tous). Mais on reconnaît bien sa puissance souveraine dans la baleine, l’éléphant, le ver solitaire, l’oursin ou l’oryctérope. Si un dévot puritain avait collaboré à la conception de l’univers, il aurait très certainement interdit à Dieu de telles extravagances. Il n’y aurait eu que des corbeaux et des colombes aux ailes rognées. Pas un seul toucan. Ce qui prouve que le Créateur n’a jamais demandé leur avis aux puritains.
Saint Basile de Césarée va beaucoup plus loin dans son admiration des bêtes que les actuels défenseurs de la « cause animale ». Ceux-ci oscillent le plus souvent entre un utilitarisme qui les inclut dans son calcul du bien-être total (au prorata de leur degré d’innervation) et un sentimentalisme qui reporte sur le Kiki à sa mémère l’affection retirée à une humanité féroce. Celui-là sait lire en elles des fables de l’Éternel – avant d’être d’Ésope ou de La Fontaine. La cigogne est d’après lui figure d’hospitalité et la murène, modèle pour la vie conjugale. Quant au ver à soie, il va de soi qu’il offre une image du Christ : de la chrysalide au papillon, il le représente en sa mort et sa résurrection, et devient, comme un petit printemps incarné, signe d’espérance.
Ainsi l’homme et les autres animaux sont-ils d’abord les sujets d’un symbolisme analogique, avant de faire l’objet d’une comparaison univoque. C’est la modernité, avec son uniformité quantitative et légale, qui juge tout en termes de plus et de moins, de norme et d’écart. Les Anciens, eux, avant de comparer sur une même échelle, savent reconnaître un parallélisme entre des ordres différents.
Le ratage humain
Si les bêtes amorales peuvent donner des leçons de moralité, ce n’est pas seulement par projection arbitraire sur leurs comportements. C’est avant tout parce que leur comportement est plus régulier que le nôtre, ce qui permet de les fixer dans des types ; et qu’elles sont par ailleurs capables de réaliser des choses qui nous dépassent. Essayez de faire une toile entre deux branches en débobinant du fil de votre derrière – ou de fabriquer du miel avec le suc des fleurs ! Ou bien comparez la toile de l’araignée avec vos tentatives d’art contemporain, et le miel des abeilles avec vos efforts en pâtisserie… Vous pouvez à bon droit vous sentir humilié.
Du fait de leur infaillible instinct, les bêtes ne sont pas comme nous sujettes à l’approximation et au ratage. Notre infériorité sous ce rapport est cependant la marque d’une différence de nature. Marx l’explique en une phrase célèbre : « Ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » Le raté, le médiocre, l’imparfait de nos ouvrages comme de nos actes ne sont possibles qu’à partir de cet intervalle entre la conception d’une chose dans notre esprit et son exécution par notre corps dans la réalité extérieure. De là ces malheureux écarts entre nos projets de séduire une jeune femme et notre manière de nous y prendre (tandis que la parade nuptiale du triton vulgaire est exactement réglée et ne l’expose jamais au ridicule), ou entre nos utopies communistes et l’application du plan quinquennal (tandis que les termites construisent sans mal une société ayant dépassé la lutte des classes).
Ce ratage est la preuve d’une déspécialisation dont notre peau et nos mains sont les témoins exemplaires. Notre peau, en effet – ni pelage, ni écailles, ni armure –, est sensible au moindre courant d’air et craint les chatouilles. Et nos mains – ni sabots, ni griffes, ni palmes – sont capables de tout manier et de tout recueillir, en se joignant, en caressant ou en se donnant (le précis instrument de préhension s’étant changé en organe indéterminé de réception et d’offrande).
Une telle déspécialisation, un tel intervalle entre conception et exécution comme choses distinctes et non confondues dans un instinct, font de nous une espèce d’animal universel, capable d’imiter n’importe quelle bête et, parfois même, de se montrer vraiment humain… Aussi sommes-nous les seuls à nous interroger maladroitement sur notre essence, à nous demander quels doivent être nos relations aux bêtes, à organiser des symposiums sur « L’homme et l’animal, quelle différence ? », jusqu’à oublier que poser cette question est déjà une différence notable.
Du zoomorphisme
On peut se plaindre de notre anthropomorphisme et de notre anthropocentrisme. Mais il faut observer que les autres animaux donnent encore plus radicalement dans ce travers. Le tigre a une fâcheuse tendance à me prendre pour une gazelle de variété spéciale, et le chimpanzé, pour le mâle alpha de sa tribu (au point d’espérer que j’en féconde les femelles, ce que ni le directeur du zoo ni ma propre épouse ne pourraient tolérer).
Dans leur zoomorphisme, les bêtes ne sont pas des machines, mais les sujets d’un monde perceptif propre, lié à leur forme spécifique. Il peut en aller ainsi pour nous. C’est même assez fréquent. Cela s’appelle « voir midi à sa porte ». Mais nous convenons que c’est faire alors preuve d’inintelligence. Seul un homme peut devenir « bestial » et s’en sortir un peu en s’écriant : « Suis-je bête ! »
Comme le remarque Frederik Buytendijk : « L’homme existe non seulement avec son monde et dans son monde comme l’animal, mais en face du monde. Il peut s’imbriquer dans une situation qu’il ressent et où il se meut, et, simultanément, en être le spectateur désintéressé. » Voilà pourquoi il s’intéresse à la coloration des limaces de mer ou à la vie sexuelle des mouches, enfin à n’importe quelle autre espèce pour elle-même. Il fonde même volontiers, avec ses congénères, une société protectrice des requins (alors que nous n’avons jamais vu encore de requins s’associer pour protéger ne serait-ce que les nageuses en bikini). C’est alors qu’il est le plus humain : quand il se décentre et se porte témoin et garant de l’univers.
Le spécisme honteux de l’antispéciste
Pour toutes ces raisons, je ne suis pas sans quelque sympathie à l’égard de l’ « antispécisme » (Aymeric Caron, par exemple, est le représentant d’une race de primate à poil long tout à fait digne d’être étudiée et même préservée). Mais je dois aussi exprimer certaines réserves :
1. J’ai du mal à comprendre comment on peut protéger les requins et les grizzlys en les rendant végétariens. Le lion supporte assez mal le quinoa, surtout en milieu naturel.
2. Comme je l’ai observé plus haut, les bêtes sont elles-mêmes très spécistes. S’il fallait lutter contre le spécisme en elles, on n’aurait guère d’autre moyen que les détruire.
3. L’antispécisme est donc une possibilité spécifique de l’espèce humaine, et relève donc encore d’un spécisme assez particulier, contradictoire, récusant l’animalité en nous, notamment celle qui nous rend omnivore, et nous permet, avec l’innocence du loup, notre responsabilité humaine étant sauve, de manger de l’agneau lors du repas pascal.
4. Sa vision de la nature n’est pas celle des paysans laborieux, mais de citadins gavés par un monde trop artificiel, et qui ont vu trop de films de Disney. Elle est une réaction au technologisme et donc encore un effet de celui-ci. Elle rêve de fauves de salon.
5. Son militantisme « vegan » impose une rupture avec les traditions humaines, et par conséquent une sortie de l’histoire. Il rejoint en cela le transhumanisme. Les robots ne mangent pas de viande et ne se sont pas formés à travers cette relation d’élevage qui, depuis Abel et jusqu’au Bon Pasteur, en passant par Heidi, est si décisive pour l’humanité.
Ce qu’exige le fait d’être supérieur
Les antispécistes reconnaissent une responsabilité générale à l’homme, et par voie de conséquence lui accordent encore une supériorité. Mais ils ont honte de l’avouer, parce qu’ils se trompent sur la notion de supérieur. Ils s’imaginent que la supériorité est toujours écrasante, alors qu’à l’évidence celui qui pour s’élever doit marcher sur le dos des autres manifeste sa petitesse. Noblesse oblige toujours. Plus on est supérieur, plus on a charge de prendre soin de l’inférieur. Plus on est puissant, plus on est capable de s’abaisser et de relever les autres.
Il est certain que le système techno-économique, celui de l’innovation permanente et donc du déchet permanent, celui de la consommation rapide et donc la perte de l’usage et de la patience, a produit des ravages. On y fait pousser l’herbe en tirant dessus. On y pollue l’air pour que sa pureté devienne payante. On y traite le bœuf comme une usine à steaks. C’est ce monde qu’il s’agit de critiquer, en réhabilitant le berger et la fermière. Mais aussi en renouvelant notre regard sur les vivants, biaisé par des théories utilitaristes où toute forme est réduite à sa fonction, et toute fonction à l’autoconservation (ce que Robert Spaemann appelle une « ontologie bourgeoise »).
J’ai employé jusqu’ici l’expression aristotélicienne « les autres animaux ». Elle laisse entendre tout à la fois que l’homme est un animal et qu’il n’est pas une bête pour autant. Il se distingue par le logos, qui, d’après Aristote, n’est pas une adjonction spirituelle à un organisme mécanique, mais oriente et ordonne tout son corps, que ce soit par la station droite, la facialisation, les mains plus universelles que le couteau suisse, la bouche libérée pour la parole et le baiser. Un tel privilège n’est pas une arrogance. Pour celui qui est parlant, tout devient parlant. Toutes les choses, même si elles n’exercent pas en propre cette faculté, s’adressent à nous : le monde nous est intelligible et intéressant, par-delà notre propre intérêt.
Cette ouverture au monde fait que, là où les autres animaux n’ont de prise que sur leur environnement, nous avons le potentiel de dévaster le monde lui-même. Dans sa dignité première, cependant, cette ouverture est une hospitalité. Et une hospitalité tragique. Même si la coopération est antérieure à la concurrence, il n’y en a pas moins combat, souffrance et mort ici-bas. Les bêtes se mangent entre elles, et meurent de toute façon. Notre droit de les élever, de les abattre (plutôt à la ferme) et d’en manger la viande (plutôt pour les repas de fête – car la fête authentique, celle qui n’est pas aveugle, n’ignore pas la dimension du sacrifice, et sait accorder à certaines bêtes ce rôle symbolique et exemplaire) est lié non seulement au devoir de ne pas les maltraiter, mais aussi, et surtout, de les admirer et de les célébrer comme les reflets d’une gloire divine. [/access]
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