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Les petites mains de l’épopée


Les petites mains de l’épopée

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Les héros ordinaires sont, pour la plupart, des hommes du rang.  Sont-ils pour autant choisis au hasard par Maurin Picard ? Leur popularité tardive, selon l’auteur, cache peut-être « une quête de sens, comme une sollicitation plus ou moins consciente adressée aux vétérans de 1939-1945, naguère confrontés à un choix relativement simple entre le Bien et le Mal, du moins en apparence. » Ils « éveillent l’intérêt des générations actuelles en quête de repères, déboussolées moralement face aux soubresauts politiques. » Autrement dit : ils sont à la fois évocateurs et représentatifs. L’auteur étant journaliste aux États-Unis, on n’est pas étonné que ses héros soient presque tous américains ou canadiens, auxquels on ajoute un Français et un Allemand. Un “bon Allemand”, bien sûr : jeune pilote participant, à bord de son jet ultramoderne, à la défense de Berlin contre les bombardements alliés en 1945, il « ne tenait ni à mourir ni à tuer », répugnant aussi à descendre les « avions magnifiques » de ses adversaires. Du reste, il parle beaucoup de mécanique et moins de combats. Il faut, selon lui, avant tout « sentir l’avion, le respecter ».

En face de lui, les anciens soldats alliés sont tout aussi modestes. Ce qui les motivait ? « Il fallait le faire » (do the job). Et si « un tel exploit serait impossible aujourd’hui », d’après un aviateur,  c’est sans doute en raison de l’atmosphère générale et non d’un ensemble de qualités ou défauts individuels. Pour motiver les troupes, on pouvait aussi compter sur l’admiration envers les supérieurs : le général Patton, par exemple, ou le capitaine Fluckey, commandant d’un sous-marin au palmarès étonnant. L’importance de la solidarité créée par le risque encouru collectivement apparaît aussi dans l’image saisissante de la dissolution d’une unité de commandos américano-canadienne. Tandis que les Canadiens sortent du rang pour monter dans des camions, les Américains reçoivent l’ordre de serrer les rangs, mais ils refusent. Dans cette unité d’élite, débarquée en Italie en 1943, le taux de perte s’est élevé à 134% ! Explication : les blessés rempilaient avant l’heure.

Des dizaines d’années plus tard, les membres survivants de l’escadre envoyée bombarder Tokyo en 1942 continuent à se réunir, chaque année, accomplissant un rituel digne d’Agatha Christie avec de petits verres en argent autour d’une bouteille de cognac Hennessy 1896. Avec le temps, les moments d’angoisse s’effacent au profit des souvenirs de moments humains. D’ailleurs, Maurin Picard affirme avoir choisi ses témoignages « pour leur humanité, leur fibre épique, leur valeur historique. » Les héros ont-ils des remords ? Non. Mais ils ont peut-être le sentiment que quelque chose les dépasse. Maurin Picard suggère quand même l’existence d’un vague sentiment de culpabilité. Celui d’avoir « survécu injustement », lié aux horreurs à la fois subies et perpétrées. Il évoque notamment le cas d’un ancien pilote qui contribua à couler le cuirassier Bismarck et ses quelques 2000 hommes à bord, son obsession de vouloir « faire la paix avec toutes ces ombres familières », aussi bien ennemis que camarades morts au combat.

En tout cela, Dieu n’est pas absent. Dans un moment critique, un pilote se souvient qu’il « imaginait que chacun priait un peu dans son coin, discrètement. » Le terrible Jake McNiece, ancien commando, est même devenu pasteur. Et pourtant, c’était une tête brûlée, y compris à l’entraînement. Un soir de beuverie, il a volé une locomotive pour rentrer au cantonnement, mais a malencontreusement fait exploser la chaudière en route…

En dépit des bombardements massifs sur Londres ou en Allemagne et surtout de la solution finale en Europe, le théâtre des opérations en Asie fournit, semble-t-il, un plus grand nombre de cas-limite entre l’engagement militaire et la tuerie de civils. L’auteur évoque brièvement la « lettre rageuse » de Tchang Kai Tchek à Roosevelt, consécutive au bombardement de Tokyo et au refuge des pilotes américains sur la côte chinoise. Les représailles japonaises, d’une sauvagerie inouïe, ont provoqué la mort de 250 000 civils, affirme le nationaliste chinois. Une enquête ultérieure est arrivée au bilan moins gigantesque, mais considérable, de 10 000 morts. Dur d’être un héros… même s’il importait, pour les États-Unis, de montrer au Japon qu’il n’était pas un sanctuaire intouchable.

Par ailleurs, les dix aviateurs capturés suite à ce raid furent traduits devant la justice japonaise pour avoir largué des bombes sur des écoles et des hôpitaux. On était encore loin d’Hiroshima. Et voilà justement qu’au dernier chapitre vient le tour de Dutch Van Kirk, navigateur à bord du B29 Enola Gay, le 6 août 1945. La présence de Van Kirk dans le volume pose visiblement un problème à son auteur, car l’homme « reste difficile à qualifier de héros ». Pourtant, il s’est décidé en s’appuyant sur les critères de Karl Marlantes : répondre aux attentes liées à ses responsabilités  mais aussi risquer sa vie pour sauver celle de beaucoup d’autres. En fait, le cas du bombardement atomique a suscité de nombreux débats sur ces deux points, mais Maurin Picard a choisi de ne pas polémiquer au sujet de l’hypothèse selon laquelle l’imminence de l’invasion soviétique aurait précipité la capitulation du Japon au moins autant que la bombe. Quant à Dutch Van Kirk, il reste « campé sur lui-même, certain d’avoir agi comme il le fallait ». Picard ajoute seulement que « ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire et tracent la distinction ténue entre le Bien et le Mal absolu, entre exploit stratégique et crime de masse. »

À chacun de comparer le destin des « héros ordinaires » et celui des “antihéros extraordinaires” à l’image, par exemple, de ceux du Long dimanche de fiançailles de Sébastien Japrisot. Entre les deux, certainement, se trouve la question de la foi en la justesse des objectifs du pouvoir politique.

D’ailleurs, la petite histoire (des héros et des antihéros) croisent immanquablement la grande. Ainsi Léon Gautier, jeune engagé français dans les commandos britanniques a-t-il dû attendre jusqu’en 1992 pour recevoir la légion d’honneur. Séquelles, dit-on, de la rancune de De Gaulle envers la perfide Albion… Le cas de Gautier est aussi l’occasion de revisiter les traces laissées par Mers-El-Kebir… De toute évidence, la marine française n’était pas particulièrement gaulliste. Et la Kriegsmarine, souligne Picard, n’était pas non plus fanatiquement nazie.

Un chapitre consacré à la libération de personnalités françaises enfermées dans un château-fort du Tyrol se situe de manière assez cocasse à la frontière de la petite et de la grande histoire. Tandis qu’un officier allemand rallié aux forces anglo-américaines (nous sommes le 4 mai 1945), se montre « très poli, digne et triste », le capitaine américain qui commande le détachement libérateur inspire à Edouard Daladier, qui figure parmi les otages, de sombres pensées consignées dans son Journal de captivité. « Si la politique américaine ressemble au capitaine Lee, alors l’Europe en verra de dures. » Depuis de longs mois, la haine cordiale règne parmi les hôtes de la forteresse, qui décrivent un large éventail du « résistant » au « collabo ». À une table déjeunent Gamelin, Clemenceau fils et Paul Reynaud tandis qu’à une autre sont installés Jean Borotra, le général Weygand et le colonel de La Roque.

Bientôt, les Américains mettront de l’ordre dans tout cela. À ce propos, il est frappant de constater le nombre de films évoqués par Maurin Picard dont les exploits de ses héros ont été la source d’inspiration. Coulez le Bismarck (1957), L’Odyssée du sous-marin Nerka (1958), Le jour le plus long (1961), Les douze salopards (1967), Les brigades du diable (1968)… Toute une époque. Les États-Unis régnaient alors sans partage sur les esprits européens. Et c’est justement aujourd’hui, quand on se met à faire la théorie du Soft-Power, que certains doutes commencent à poindre.

Esquivant l’analyse des grandes manœuvres géopolitiques, Maurin Picard invite, en revanche, son lecteur à découvrir au début de chaque chapitre les lieux où il a rencontré ses témoins. Ici une coquette demeure de famille dans le New Jersey, là un chalet en bois sous la neige dans l’Ontario, puis quelques maisons de retraite de luxe en Floride ou en Californie, des meetings aériens dans la chaleur étouffante des villes du Middle West. Un véritable Road Movie des États-Unis comme on les aime aux paysages pittoresques… On se demande, finalement, si le panel de héros ordinaires n’a pas été choisi pour cela. L’Amérique n’a pas épuisé tout son capital de sympathie…

Maurin Picard, Des héros ordinaires. Au coeur de la Seconde guerre mondiale, Perrin, 2016.

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