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Ces considérations sur la longue durée amènent forcément à s’interroger sur le piège de la temporalité de nos représentations mentales. Sait-on par exemple, ou plutôt imagine-t-on lorsqu’on dit vache, que les premiers bovins domestiqués mesuraient 1,80 m au garrot puis 1,00 m à l’Âge de fer et qu’ils mesurent maintenant entre 1,30 m et 1,50 m ? Évidemment non… À moins d’être archéozoologue, on se représente immédiatement et exclusivement l’animal actuel[1. Voir par exemple Marie-Pierre Horard-Herbin, Pourquoi j’ai mangé mon chien ? Catalogue de l’exposition tenue au Muséum d’Histoire naturelle de Tours du 17 octobre 2009 au 19 septembre 2010.]. Or il en va des diverses spécificités des animaux domestiques, physiques ou comportementales, comme de la taille des vaches : on ne les conçoit, pour l’essentiel, qu’à l’aune de leur réalité actuelle et de la connaissance que nous en avons aujourd’hui.
Pour essayer de concevoir plus objectivement les relations entre les hommes et les animaux domestiques, il faut donc recourir à des sources objectives. Beau programme… mais guère plus fiable, en tout cas en matière d’élevage. Car jusqu’à il y a peu, les sources historiques habituelles étaient constituées de documents écrits ou de traces archéologiques de bâtiments, objets ou ossements issus de sites considérés comme dignes de foi (car accessibles) par les historiens et archéologues. Ces anciennes sources, écrites par des clercs pour le compte de pouvoirs religieux ou économiques ou servant à ces pouvoirs, faisaient surtout état de modalités d’élevage et de consommation propres à ces groupes sociaux. Faute de sources alternatives, on supposait que les pratiques d’élevage et de consommation des autres groupes sociaux étaient relativement alignées[2. Sur ce sujet, voir les débats lors du colloque « La viande : fabrique et représentation », organisé par l’IEHCA, à Tours, du 29 novembre au 1er décembre 2012.].
La combinaison de l’informatique et de nouveaux moyens d’analyse (étude des restes d’ossements, de la composition des matériaux, des traces d’usure, etc.) permet d’obtenir de nouvelles sources d’information qui commencent à témoigner des pratiques d’élevage et d’abattage-découpe directement en vigueur chez les petits éleveurs et les bouchers de hameaux et de petits villages. Et cette histoire est évidemment distinctes de celle qu’on connaissait jusqu’alors en Europe, depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge. Même assises sur des sources historiques réputées fiables, nos représentations des relations avec les animaux sont donc passibles d’avoir été biaisée par les démarches scientifiques employées. S’il y a sur ce point une leçon à retenir, c’est qu’il faut être particulièrement précautionneux quant au socle de connaissances qu’on mobilise et dont on dispose.
Sur un plan philosophique, de grands courants de pensée ont également marqué nos représentations de notre relation aux animaux en général et aux espèces domestiquées en particulier. Dans le contexte occidental, le plus important est probablement le courant aristotélicien. Comme le précise Francis Wolff (un auteur à retrouver dans notre numéro en kiosque, ndlr), dans ce cadre, l’Homme se situe à mi-chemin entre les dieux et les animaux et il doit tout autant se méfier de l’hubris en fonction de laquelle il pourrait se croire l’égal des dieux, que de la bestialité par laquelle il deviendrait l’équivalent d’un animal. Le végétal est, pour sa part, conçu comme étant à disposition des animaux tandis que les animaux sont conçus comme étant à disposition et au service de l’Homme. Dans cette conception, la nature est donc toute entière au service et à disposition de l’Homme[3. Francis Wolff : Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences. Fayard. Paris. 2010.].
Cette conception hiérarchisée du rapport à la nature est celle qui domine encore la pensée occidentale et – n’en doutons pas – celle d’une très grande partie de l’humanité. Elle est indiscutablement battue en brèche par la prise de conscience de la finitude des ressources de notre planète et du fonctionnement systémique de la biosphère, et par l’effacement partiel des frontières entre les hommes et les animaux qui résultent de l’émergence des neurosciences (voir plus loin). Mais, ces deux axes de contestation ont pour leur part bien du mal à intégrer l’anthropisation du vivant évoquée via la notion de domestication, et qui a joué sur la longue durée. Au-delà de son contenu, la philosophie aristotélicienne doit en outre être considérée dans une perspective épistémologique, comme une étape essentielle de structuration de la pensée scientifique autorisant la conception de la biologie et de la zoologie.
Toujours selon Francis Wolff, cette notion d’étape de structuration de la pensée scientifique est tout aussi importante lorsqu’on se réfère à la pensée de Descartes, l’autre courant philosophique ayant professé quelques idées sur la relation entre les hommes et les animaux. Mais pauvre Descartes ! Se sentant pressé de justifier philosophiquement d’un côté la mathématique et la physique – c’est-à-dire l’infinité de l’esprit, des idées et de l’abstraction – et de l’autre la médecine et la physiologie – autrement dit la finitude des corps –, le voilà conduit à séparer l’âme (tournée vers Dieu) du corps (contraint par ses rouages et sa tuyauterie)[4. Idem.]. Et le voilà surtout prononçant l’irréparable aux yeux de ses détracteurs : dénué d’âme, l’animal est réduit à sa condition de rouage et de tuyauterie, il est… animal-machine ; métaphore maladroite et fort mal comprise, qui vise surtout à dire l’inverse, à savoir que l’Homme, lui, a quelque chose en plus de sa seule physiologie, à savoir son âme ; et que celle-ci le rapproche de Dieu, point de référence encore indispensable et indépassé en ce début de XVIIème pour qui veut justement émettre une opinion sur la nature de l’Homme. Descartes en a-t-il dit beaucoup plus ? Lui, pas vraiment. Mais l’image sacrilège lui reste accolée par d’autoproclamés défenseurs des animaux dont on peut se demander si la plupart l’ont vraiment lu.
Ces quelques exemples d’analyse qui renvoient à de nombreuses disciplines scientifiques et à de très sérieuses recherches montrent à quel point il est nécessaire de prendre en compte les structures sociales de longue durée lorsqu’on veut appréhender les relations établies entre les hommes et les animaux, en particulier les animaux de boucherie. Doit-on pour autant s’en tenir à ces éléments de structure, au risque d’affirmer que rien ne devrait changer puisqu’il en aurait toujours été ainsi ? Certainement pas ! Et d’ailleurs de nombreuses composantes structurelles de la société ont fait ou font l’objet de ruptures qui influent déjà sur l’évolution de ces relations. Voyons en quelques-unes.
La structuration scientifique des politiques publiques et la laïcisation de l’abattage. En France, la première loi de protection des animaux domestiques date de 1850. Elle est conçue au nom de la préservation de la morale et de l’ordre public mais son enjeu de protection est non moins réel. Elle est en quelque sorte emblématique du démarrage d’une période durant laquelle l’État structure de plus en plus ses institutions (services, règlements, politiques…) sur la base d’arguments et de raisonnements fondamentalement scientifiques. En quelques décennies, vont ainsi être progressivement mis en place des services de contrôle de la sécurité sanitaire et de santé publique vétérinaire qui vont permettre de médicaliser la gestion de la garantie sanitaire des aliments, et de la viande avant tout, puis de sectorialiser les responsabilités professionnelles. La profession bouchère perd ainsi son rôle de garant de la qualité sanitaire pour être recentrée sur sa fonction d’abattage-découpe-commercialisation. Dans le même temps, les abattoirs sont éloignés des centres-villes. Les derniers liens symboliques qui existaient entre l’organisation corporatiste de la profession bouchère et la ritualisation de la mise à mort sont rompus au profit d’une approche scientifique et purement laïque de l’abattage combinant médecine vétérinaire et humaine, science et réglementation exclusivement profanes. Selon ses valeurs et croyances, chacun peut s’en féliciter ou le regretter mais le fait est là : la mise à mort des animaux de boucherie devient un acte purement laïc[5. Cf. note 2 du deuxième volet de cet article.].
La rupture de la Seconde révolution agricole. Dans sa caractérisation de ce qu’il définit comme la Seconde révolution agricole, qui se développe vers la moitié du XXème siècle, Marcel Mazoyer pointe diverses composantes clés : la motorisation de l’agriculture, sa chimisation, la standardisation des productions et la spécialisation des exploitations agricoles, l’essor conjoint de l’agroindustrie[6. Cf. note 2 du premier volet de cet article.]. Dans le cadre de cette révolution, les différentes fonctions de l’élevage sont radicalement remises en cause. Finie la multifonctionnalité de l’élevage ; fini notamment le rôle de force de traction désormais assuré par les tracteurs et moteurs ; fini le rôle dans l’apport ou le transfert de déjections organiques et l’entretien de la fertilité des sols, désormais fournie par les engrais produits par l’industrie chimique ; fini ou pour le moins très réduit le rôle d’épargne et de trésorerie joué par le cheptel et désormais assuré par les banques ; finies pour la plupart, les fermes de polyculture-élevage et place aux exploitations fortement spécialisées. On peut désormais produire des végétaux sans pour autant devoir en même temps élever des animaux, chose impensable il y a seulement 50 ans.
Peut-on pour autant penser que l’agriculture de demain pourra se passer des animaux, et par voie de conséquence, que notre alimentation pourra se passer des produits animaux (viande, lait, œufs, laitages, poissons…) et devenir purement végétalienne ?
Commençons par l’alimentation végétalienne. Pour rester neutre, on dira qu’il y a un consensus médical pour reconnaître que cette alimentation possible mais nutritionnellement très déséquilibrée et carencée. Ceci oblige à une gestion très précise des différents aliments consommés (nature, composition, poids…) pour rétablir les équilibres, et cela oblige aussi et surtout à la consommation de compléments alimentaires produits par l’industrie. La recherche en nutrition et en processus agro-industriels devrait permettre à terme de suppléer ces contraintes. Ce régime alimentaire sera alors bien loin de la naturalité des produits revendiquée dans la plupart des tendances actuelles de consommation (bio, naturalité, approvisionnement local…). Pour le dire tout net, il faudra choisir entre du végétalien équilibré mais fondamentalement industriel et une alimentation omnivore ou végétarienne plus proche des produits de base.
Concernant une agriculture sans animaux, le choix risque d’être tout aussi drastique. Techniquement, rien n’interdit de penser à des productions végétales sans le moindre apport organique des espèces animales domestiquées. Concrètement, c’est d’ailleurs ce que font déjà les producteurs des grandes régions céréalières mondiales, ou encore les productions hydroponiques. Donc, ça marche… Sauf qu’à hauts rendements, cela ne marche qu’à coups d’engrais chimiques ou d’énergie d’origine pétrolière. Or c’est bien de hauts rendements dont le monde a besoin avec une population de 7 milliards d’habitants (bientôt 9) et urbaine (donc non agricole) à plus de 70% à 98% pour la plupart des pays. Sauf aussi que dans les zones de cultures a hauts rendements, tous les programmes de recherche sur la composition des sols montrent que ceux-ci ont proprement été matraqués faute d’apports organiques et que les sols des prairies pâturées sont ceux qui présentent la plus forte biodiversité. Tout ceci conduit à deux constats : pour reprendre l’expression de chercheurs, même avec des techniques d’agroécologie, il n’y aura pas demain d’agriculture écologiquement intensive sans qu’une place soit faite aux productions animales[6. L’avis est tout autant partagé par Jean-Louis Peyraud, DR à l’INRA, président du Groupement d’intérêt scientifique (GIS) Élevages demain, que par Michel Griffon, ancien DGA de l’ANR, ancien directeur scientifique du CIRAD, et promoteur du concept d’agriculture écologiquement intensive.]. Il faudra donc faire le choix entre une agriculture exclusivement basées sur les productions végétales mais avec un recours important aux intrants d’origine pétrolière, ou une agriculture plus écologique mais qui comportera nécessairement des productions animales.
La rupture urbaine. Sociologiquement, c’est probablement la rupture la plus forte car même si elle est liée aux autres, elle concerne directement la population et renvoie à ses représentations des relations entre les hommes et les animaux. On l’abordera ici sous l’angle de l’évolution des repères et représentations en général.
La rupture urbaine, c’est avant tout le fruit de l’exode rural (et donc de la Seconde révolution agricole). Elle est directement liée à la baisse de la population active agricole, d’environ 30% dans la France des années 50 à 3% à peine aujourd’hui. Cet aspect démographique est connu depuis les années 70 ; il est aujourd’hui partiellement oublié et surtout sous-estimé quant à ses effets qualitatifs transgénérationnels. Car si le jeune urbain des années 70 ou 80 avait des parents ou tout au plus des grands parents qui venaient de la campagne, c’est souvent aujourd’hui à la 3ème voire la 4ème génération qu’il faut remonter pour trouver des agriculteurs. Autrement dit, il y a perte des repères à la nature et en particulier aux animaux qu’ils soient sauvages ou domestiqués[7. Il faut ici souligner que des personnalités telles que Jean-Claude Carrière ou Michel Serres font partie des derniers intellectuels connus du grand public à pouvoir encore revendiquer une enfance forgée au sein d’une culture profondément paysanne. Leurs évocations de ce monde rural met très bien en évidence les connaissances nécessaires aux relations très intimes des hommes de l’époque avec leur milieu et sa nature.]. Concrètement, la plupart des jeunes n’ont ainsi jamais vu traire une vache, encore moins tuer le cochon, et s’ils envisagent des relations avec les animaux, c’est par le biais des animaux de compagnie (chiens, chats, hamster…) ou des NAC, les nouveaux animaux de compagnie (lapin, poule, serpent, araignée…), ou encore par le biais des émissions de télé. Cette perte des repères joue bien évidement aussi sur la consommation : on oublie la saisonnalité, on idéalise la territorialité et le particularisme du local, on perd de vue les quantités et qualités des produits et des besoins, les dénominations de races animales, variétés végétales, de morceaux de viande et, dans la foulée, celle des recettes culinaires. Quels morceaux faut-il finalement pour faire une bonne blanquette ?
En rappelant ces évolutions récentes, l’enjeu n’est évidemment pas de regretter une supposée époque bénie mais de signifier ce qui s’est joué dans cette histoire en matière de relation entre les hommes et les animaux. Jean-Luc Guichet, philosophe placé plutôt du côté de la protection des animaux, en donne une synthèse saisissante : jusqu’à la période contemporaine, « monde humain et monde animal (étaient) intimement entremêlés ». Ces deux mondes formaient un « véritable encastrement fonctionnel, économique et technique, affectif et moral ». Ils s’entrecroisaient depuis les paysages et les activités – tous les métiers étant partout présents, même en milieu urbain comme avec les abattoirs et boucheries, les tanneurs, les transporteurs… – jusqu’au plan sensoriel (omniprésence des odeurs de foin, fumier, cuir, corps, etc.). Les ruptures contemporaines sont à comprendre par opposition à cette imbrication. Le monde contemporain est ainsi marqué par une désanimalisation progressive qui s’est accélérée à partir du milieu du XXème siècle et qui doit être comprise à différents niveaux : par une séparation des espaces et des espèces (les animaux d’élevage étant relégués aux espaces ruraux et disparaissant de l’espace urbain tandis que les animaux de compagnie deviennent plus nombreux en ville et sont presque exclusivement cantonnés à l’espace domestique) ; par la déqualification des relations homme-animal (les animaux n’ayant plus de fonctions techniques indispensables à remplir et étant réduits à n’être qu’un support d’affection et d’imaginaire) ; par la revalorisation de la sensibilité des animaux (cette sensibilité auparavant secondaire face à celle des usages matériels devenant primordiale et profitant de l’accroissement de la sensibilité des hommes eux-mêmes, et de l’importance croissante accordée aux droits) ; et par la désarticulation et dégradation des représentations mentales en trois images : celle de l’animal utile, d’élevage ou de laboratoire, mais quasi invisible pour la population), de l’animal familier (fortement anthropomorphisé) et de l’animal sauvage (déformé et idéalisé par les médias)[8. Jean-Luc Guichet : « Problèmes contemporains dans la relation entre l’homme et l’animal », in L’évolution des relations entre l’homme et l’animal, une approche transdisciplinaire. Colloque organisé par le CGAAER, Ministère de l’agriculture. Paris, Le 29 novembre 2011.]. C’est maintenant à travers la représentation de l’animal familier, et non plus de l’animal de ferme, que sont appréhendées les relations avec les autres types d’animaux même si ces trois images sont en réalité inconciliables.
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