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Vers un futur axe Israël-Iran-Turquie?


Vers un futur axe Israël-Iran-Turquie?
Hassan Rohani en Turquie. Sipa. Numéro de reportage : AP21883448_000016.
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Hassan Rohani en Turquie. Sipa. Numéro de reportage : AP21883448_000016.

Daoud Boughezala. L’Europe et la France sont confrontées à un afflux inédit de migrants en provenance d’Afrique et du Proche-Orient. Comme vous le rappelez dans votre dernier essai Les grandes migrations ne détruisent que les cités mortes (L’Aube, 2016), la civilisation perse a survécu à mille ans de migrations. Notre pays pourra-t-il relever le même type de défi ?

Thomas Flichy de la Neuville[1. Agrégé d’histoire et docteur en droit, Thomas Flichy de la Neuville est spécialiste de l’Iran. Il enseigne à Saint-Cyr et a notamment publié L’Etat islamique. Anatomie du nouveau califat (avec Olivier Hanne, Bernard Giovanangeli Editeur, 2014) et Les grandes migrations ne détruisent que les cités mortes (L’Aube, 2016).]La France donne l’impression d’être en fin de course. Or, seule une culture forte permet l’intégration des immigrés. D’une manière générale en Occident, l’absence d’une conscience de soi, d’une identité et d’une culture assumées fait que les petites minorités doivent déployer une énergie exceptionnelle pour s’intégrer. Certains, s’intègrent malgré leur environnement. Les différents indicateurs dont nous disposons (la créativité, la qualité de la production artistique, notre capacité à innover et à surmonter les obstacles, notre confiance en nous-mêmes) ne sont pas très favorables. Je ne prendrai qu’un exemple : nous savons d’expérience que l’enseignement de matières artistiques comme le dessin ou le théâtre, occupe une place fondamentale dans la formation d’élites créatrices et innovantes. Ces matières ont été insidieusement évacuées des cursus de nos grandes écoles au profit d’un enseignement technique et desséchant. Cela montre que nous nous inscrivons de plus en plus dans un système figé, tenu par des gestionnaires sans vision, qui considèrent les sciences humaines comme quantité négligeable.

Le portrait que vous dressez de notre société a quelque chose d’apocalyptique. Un système mort peut-il renaître de ses cendres ? 

Oui mais cela passe par un changement de classes dirigeantes. Face au chaos, la montée d’élites vivantes – c’est-à-dire dotées de courage et d’imagination – permettrait un sursaut. L’accès à l’appareil dirigeant de ces catégories aujourd’hui « périphérisées » par le système en place – artisans et intellectuels indépendants, patrons de petites et moyennes entreprises, agriculteurs, citoyens issus de l’immigration – donnerait naissance à une société nouvelle. L’histoire nous apprend en effet que les élites non-innovantes, même si elles tâchent de se maintenir par la violence ou le parasitisme, peuvent connaître un sursis, mais sont promises à la dissolution à moyen terme.

On se croirait revenu au temps du déclin de l’Empire romain. Dans la Rome antique, écrivez-vous, « l’accueil des migrants se heurte à l’hostilité de la population tout en bénéficiant de complicités parmi des élites désireuses de prolonger leur propre pouvoir ». L’histoire se répèterait-elle ?

En effet, au deuxième siècle avant Jésus-Christ, les très grandes fortunes romaines promouvaient des esclaves et des affranchis issus de l’immigration, notamment grecs ou syriens (déjà !) malgré les protestations des petits romains autochtones. C’est un affranchi qui a remis au pas la Bretagne, c’est-à-dire l’Angleterre actuelle, secouée par des révoltes. A l’époque, le grand capital romain, l’appareil d’Etat et les élites romaines mondialisées se sont appuyés sur les esclaves et les affranchis récents aux dépens des Romains dépossédés.

Mais quel intérêt nos élites technocratiques auraient à faire venir quantité d’immigrés ?

Ces élites savent pertinemment que les Etats Européens ont besoin de réformes économiques draconiennes s’ils veulent se maintenir dans le jeu de la concurrence internationale. Face à des puissances émergentes comme la Chine ou l’Inde, l’Europe vieillissante doit mettre en place des réformes structurelles de façon urgente. Or ces réformes seraient tellement impopulaires qu’aucun gouvernement n’aurait le courage politique de le mener de front. L’ouverture des frontières, décidée par les élites mondialisées, permet en fin de compte de mener ces réformes malgré l’hostilité de l’opinion publique. Cette ouverture leur donne accessoirement un sursis. En effet, le fractionnement en communautés ethniques de plus en plus repliées sur elles-mêmes limite le danger d’une opposition unifiée.

Après l’attaque du Bataclan, François Hollande et Manuel Valls ont appelé à l’unité nationale autour de la lutte contre le terrorisme puis annoncé le renforcement des bombardements contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak. Que pensez-vous de cette stratégie militaire ?

À l’encontre de l’Etat islamique, les Occidentaux mènent ce que les historiens appelleront dans vingt ans une drôle de guerre. Certes, la guerre est déclarée, toutefois les Américains ont donné des ordres très clairs : ne pas bombarder les camion-citerne de l’Etat islamique qui faisaient la noria entre les champs pétroliers de l’Etat islamique et la Turquie sous prétexte que leurs conducteurs n’étaient pas islamistes ! Si l’Etat islamique en Irak et en Syrie existe aujourd’hui, c’est que des puissances régionales y ont eu intérêt.

Malgré tout, cela va devenir compliqué pour l’Etat islamique de se maintenir. Son territoire se réduit, son projet de connexion entre la Libye et Boko haram a été mis en échec par l’armée française, mais son drapeau reste puissant d’un point de vue symbolique. Sa principale force reste dans l’organisation d’attentats spectaculaires en Europe qui provoquent, malgré leur gravité, peu de victimes par rapport à une véritable guerre, mais qui ont un impact psychologique important.

Pour gagner la guerre psychologique, sans doute-il faudrait-il rallier des puissances musulmanes à la guerre contre Daech. Pourquoi défendez-vous la stratégie de la « carte chiite » à l’exclusion de toutes les autres ?

Si nous voulons mener une guerre, il faut choisir un camp, a fortiori si nous voulons lutter par puissances interposées sans envoyer nos soldats au sol. Parmi les trois grandes puissances régionales concurrentes (l’Iran, la Turquie et l’Arabie Saoudite), seul l’Iran a mené une lutte effective contre l’Etat islamique en Syrie et en Irak.

Pour des raisons internes, la Turquie et l’Arabie saoudite  ont laissé l’Etat islamique se développer puis l’ont lâché en raison des menaces qu’il faisait planer sur leur propre sol. Mais, dans le sillage des Américains, la France a clairement fait le choix des puissances sunnites.

Concédez que Téhéran et ses affidés chiites irakiens portent une lourde responsabilité dans la marginalisation des sunnites en Irak qui a profité à l’Etat islamique…

Au cours des derniers mois, le conflit entre Irakiens s’étant envenimé, les massacres commis par les chiites n’en sont pas moins violents que ceux commis par les sunnites. Mais qui a combattu véritablement l’Etat islamique sinon l’Iran et la Syrie ? Le problème est que l’Occident a rejeté géopolitiquement l’Iran qui est au monde musulman ce que fut la Grèce pour l’Empire romain : la Perse a fourni la plupart des scientifiques, des penseurs, et des hommes de lettres musulmans. C’est donc une grave erreur que d’avoir relégué le plus vieil Etat du Moyen-Orient et la seule puissance qui représente un véritable contrepoids politique, religieux et culturel au projet subversif de l’Etat islamique.

Le meilleur moyen de mettre à bas l’E.I serait peut-être de réconcilier les puissances sunnite et chiite. Croyez-vous un compromis possible entre Ryad et Téhéran ?

Cela me paraît difficile en raison de la fracture culturelle et religieuse entre Arabes et Persans, ainsi qu’entre sunnites et chiites mais il existe des espaces de conciliation. D’ailleurs, on a parfois tendance à exagérer l’antagonisme chiites/sunnites. Ainsi, les tribus irakiennes, dont la naissance est antérieure à l’arrivée de l’islam, comportent à la fois des sunnites et des chiites.

Sur un plan stratégique, le Qatar partage une nappe de gaz importante avec l’Iran et joue un rôle d’intermédiation diplomatique entre puissances sunnites et puissances chiites, à l’instar du sultanat d’Oman. A plus long terme, on pourrait imaginer une alliance non-arabe entre les territoires de paix que seront l’atelier turc, un Israël menacé mais toujours vivant, et l’Iran, gigantesque marché en devenir.

Pourtant, l’Iran et la Turquie s’affrontent en Syrie par milices interposées. Et malgré sa relative modération sur la question nucléaire, la République islamique n’a rien renié de son antisionisme virulent…

Ne soyons pas captifs de l’écume du moment. Malgré leur opposition géopolitique, l’Iran et la Turquie ont décuplé leur collaboration économique ces dix dernières années. Et le rapprochement russo-turc permet aujourd’hui à la Russie d’aplanir les antagonismes politiques entre les deux puissances. Une partie des Iraniens et des Israéliens savent qu’ils ont intérêt à collaborer. Entre Israël et l’Iran, il existe une compétition – non pas technologique et militaire comme on l’entend souvent – mais culturelle parce que ce sont des puissances créatrices qui ont conquis le monde avec leur capacité d’innovation et leur don pour la poésie. Ceci étant, un tel rapprochement serait une prise de risque pour les Israéliens qui savent les Iraniens dotés d’une forte imagination, donc moins maîtrisables que les Saoudiens. Il faut d’autant moins exclure ce retournement historique que les relations entre les communautés juives et l’Iran ont été très bonnes sur la longue durée.

Quel optimisme !  Puisque nous spéculons sur l’avenir, si Donald Trump accédait à la Maison Blanche, le possible retrait américain du Moyen-Orient vous paraît-il positif ?

Le retour à une politique isolationniste américaine serait sûrement une bonne chose. Depuis des années, la politique étrangère américaine s’est effondrée sous le poids de ses propres contradictions. Les Etats-Unis ont longtemps vécu sur l’idée que leur propre puissance financière les dispenserait de penser. Or l’intelligence politique est en train d’opérer une revanche spectaculaire : le rapprochement réaliste de cet été entre la Russie et la Turquie en témoigne amplement. Mais quelle que soit l’attitude des Américains, dans le monde arabo-musulman, il sera compliqué de reconstruire des Etats qui ont été complètement cassés. En dehors d’Israël, de l’Iran et de la Turquie, il sera difficile de maintenir la paix. Les expéditions militaires des dernières années au Moyen-Orient ont donné à l’Occident l’illusion d’une puissance intacte. C’est une grave erreur. En réalité, l’expansion militaire des civilisations est le premier indicateur de leur fragilité. La grandiose conquête de l’Empire perse par Alexandre le grand peut impressionner, elle n’en signe pas moins la mort des cités grecques.

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