Interrogé par Le Temps au sujet de son dernier roman, Cannibales, Régis Jauffret déclare qu’en littérature, c’est la liberté qui lui importe, la liberté qu’il cultive, qu’il revendique. Dans cette histoire d’amour acide entre trois personnages, le romancier a pris la liberté, rare par les temps qui courent, de saisir son sujet par les cornes. Trop de romans d’amour sont écrits chaque année, sans qu’il n’y soit jamais question de tout ce que Jauffret n’hésite pas à dévoiler. La haine, qui est l’envers exact du sentiment amoureux et cohabite souvent avec lui, l’inceste, la vieillesse, le masochisme, la dévoration mutuelle des amants, métaphorique ou pas, le complexe d’Œdipe, la sexualité des jeunes et des vieux… C’est une autopsie du romantisme. On ouvre l’idéal en deux et on en sort les viscères, l’immonde, on retourne la peau sur elle-même pour y lire les sombres pensées qui naissent à l’ombre des boîtes crâniennes.
Jauffret se place du côté des femmes
Noémie a vingt-quatre ans, elle fait collection de ses amants, pris et jetés à la rue. Elle jouit de leurs larmes plus que de tout le reste. Quand elle annonce à Geoffrey, cinquante-deux ans, qu’elle le quitte, elle attend de lui des jérémiades, un suicide, au moins. Il n’en sera rien. Geoffrey, bon bougre, s’éclipse presque sans regrets, et va tuer en silence l’amour qu’il nourrissait pour Noémie.
Geoffrey a une mère et Noémie une belle-mère qui les hait, Jeanne, rombière de Cabourg, farcie de haine contre son mari et le fils qu’il lui a donné, baptisé du prénom de son premier amant. Alors Jeanne adopte Noémie comme fille, comme héritière, comme amante peut-être, lors des week-ends sulfureux que les deux femmes passent, en tête à tête, près de la promenade Marcel-Proust. C’est là que naît leur projet de vengeance de la « race pénienne ». Jauffret le revendique, il se place du côté des femmes. Noémie et Jeanne tueront Geoffrey et en dévoreront la chair assaisonnée de romarin, quel festin en perspective ! Encore faut-il que le prédateur soit celui ou celle qu’on croit, celui ou celle qui croit l’être, et la proie à portée de main. Les contours de leurs caractères se diluent au fil cette correspondance qu’on accuse d’être piratée. Ils se dévoilent un peu trop, se souhaitent le pire, se haïssent tant ils se sont aimés.
Cabinet de curiosités démoniaques
Cannibales, roman exclusivement épistolaire, est un cabinet de curiosités démoniaques. Sous la plume tantôt rationnelle de Geoffrey (l’homophone de son auteur), tantôt délirante, parfois sous l’effet de la cocaïne des deux femmes, l’amour est dévoré jusqu’à l’os. Au moment de recueillir les miettes, il sera difficile de savoir qui a été mangé, qui n’y a pas survécu, qui est mort étouffé par son argent, son envie, sa haine. Rira bien qui rira le dernier…
Cannibales a la richesse du Jugement dernier de Jérôme Bosch. Sa brutalité médiévale. Où que l’on pose les yeux, l’Enfer, le raffinement diabolique des tortures, les moulinets des hommes pour en réchapper. « L’amour est une picoterie, une démangeaison dont on ne saura jamais si le plaisir du soulagement que nous procure la caresse de l’amant vaut les désagréments de son incessant prurit. »
Cannibales, Régis Jauffret, Le Seuil, 2016.
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