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Daech, c’est le wahhabisme plus le martyre


Daech, c’est le wahhabisme plus le martyre
Propagande djihadiste de l'EI. Sipa. Numéro de reportage : 00704518_000006.
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Propagande djihadiste de l'EI. Sipa. Numéro de reportage : 00704518_000006.

Retrouvez la première partie de cet entretien ici

Daoud Boughezala. Dans votre livre Anatomie de l’Etat islamique co-écrit avec Thomas Flichy de la Neuville, vous liez le califat décrété à Mossoul en juin 2014 à son devancier abbasside que les Mongols ont abattu à Bagdad en 1258. De quel califat les partisans d’Abou Bakr Al-Baghdadi se réclament-ils (omeyyade, abbasside, ottoman…) ?

Olivier Hanne[1. Islamologue, agrégé et docteur en histoire, Olivier Hanne est chercheur associé à l’université d’Aix-Marseille.]. Daech ne ne se réclame surtout pas du califat omeyyade parce qu’il n’est pas hachémite, c’est-à-dire issu du clan du Prophète. Qui plus est, les Omeyyades ont très mauvaise réputation sur le plan de la piété. Mais ils ont un avantage sur les Abbassides : ce sont les grands conquérants de l’Empire islamique. Comme Daech aujourd’hui, les Abbassides prétendaient accomplir une réforme religieuse et politique du califat que les Omeyyades auraient malmené. Dans une certaine mesure, cette prétention à incarner le califat abbasside correspond à l’opposition entre Daech et Al-Qaïda. Aux yeux de l’Etat islamique, Al-Qaïda s’apparente un peu aux Omeyyades. Dans la mouvance djihadiste, il y a beaucoup de non-dit autour de ces questions.

Lorsqu’ils égorgent un prêtre comme à Saint-Etienne-du-Rouvray, les djihadistes rompent-ils avec la tradition islamique califale ?

Au nom de sa prétention à incarner le califat abbasside, l’Etat islamique est obligé de justifier tous les débordements militaires qu’il a commis. Pour ce faire, ses membres ont récupéré toutes les théories militaires du djihad, mais aussi les hadiths de Boukhari, un savant du IXe siècle ayant fait une compilation des dits et faits prophétiques, dont un livre entier consacré au djihad. Dans tous ces livres de piété liés au Prophète ou à la tradition, on trouve un descriptif très précis de la manière dont on fait le djihad et dont on ne le fait pas. Entre la fin 2013 et la mi-2015, Daech a globalement respecté les traités de djihad. A partir de la mi-2015, les djihadistes ont mis le doigt dans un engrenage jusqu’auboutiste dans la violence exercée.

Quel a été l’événement déclencheur de ce virage ultraviolent ?

Cela a commencé avec l’exécution par les flammes du pilote jordanien en janvier 2015. Les djihadistes ont voulu justifier théologiquement ce crime qui n’était pas justifiable dans la tradition prophétique. Le seul élément dont on pouvait se servir est que Mahomet, au retour d’une de ses expéditions contre les Byzantins, s’en est pris à un de ses ennemis qui avait construit une mosquée à Médine sans son accord. Il a fait brûler la mosquée. C’est le seul précédent d’incendie qui peut vaguement servir de justification théologique. Pour justifier l’immolation du jordanien, ils ont dû convoquer Ibn Taymiyya, penseur du XIVe siècle, très postérieur à la tradition prophétique du VIIe siècle, qui affirme qu’on peut exécuter un infidèle de la manière dont il a tué des musulmans. Le pilote ayant bombardé des civils, Daech a considéré pouvoir l’incendier.  La justification doctrinale arrive donc dans un second temps après la méthode d’exécution, l’important est que les djihadistes voulaient le brûler. Car dans l’islam, contrairement au christianisme médiéval, brûler les gens est une faute majeure. L’Etat islamique a été pris dans l’engrenage médiatique qu’il a lui-même déclenché.

Le dernier numéro de Dabiq, magazine francophone de l’E.I, est dirigé spécifiquement contre les chrétiens. Il contient une réfutation théologique assez approfondie du christianisme. Comment expliquez-vous cette offensive intellectuelle ?

DabiqInspireDar-al-islam et les autres publications de l’Etat islamique ont toujours contenu une dimension apologétique, c’est-à-dire une défense raisonnée de la foi. Dans les premiers numéros, il y a eu des réfutations anti-alaouite, anti-chiite, sur trois pages. Dès la fin 2014, une vidéo de Daech d’une bonne demi-heure mélangeait une réfutation antichrétienne avec un passage montrant comment les chrétiens vivant sur le territoire de l’Etat islamique étaient respectés suivant les règles prophétiques. En fin de compte, Daech occupe beaucoup plus le terrain doctrinal qu’Al-Qaïda : la revendication des attaques du 11 septembre par Oussama Ben Laden tenait en moins d’une page sans grande argumentation ! Sans être originale, puisqu’elle renvoie à des polémiques médiévales, l’apologétique de Daech montre une prétention juridique assez nouvelle.

On imagine le jeune public djihadiste de Daech plutôt féru de technologie mais assez étranger à la controverse théologique…

Détrompez-vous. Le public de l’Etat islamique est très varié. On parle beaucoup des jeunes djihadistes de 15 à 25 ans mais sur les réseaux sociaux francophones et arabophones, ce sont souvent les femmes qui tiennent la dragée haute en matière de polémique religieuse. Des femmes souvent mariées, d’une trentaine d’années. Une de mes consœurs de Saint-Cyr étudie l’engagement des femmes sur les réseaux sociaux djihadistes. Elle a démontré que les polémistes les plus efficaces étaient des femmes plutôt d’âge mûr. L’argumentation théologique de l’E.I. s’adresse à plusieurs types de publics : le musulman Français pas forcément très instruit, mais aussi des Irakiens, des Syriens, des Tunisiens qui ont un minimum de bagage coranique et auxquels il faut présenter un argumentaire convaincant. Daech a ainsi été capable d’adapter le niveau argumentatif de leur apologétique pour des publics très variés : des Européens attirés mais pas formés, et des arabo-musulman attirés mais déjà formés.

Sur un plan géopolitique, afin de contrer Daech, est-il réaliste de miser sur l’Iran et la « carte chiite » alors que 85% des musulmans se réclament du sunnisme ?

On est obligé d’utiliser la carte iranienne, parmi une multitude d’autres cartes, car l’Iran détient la clé de la solution sur la frontière orientale de l’Irak. Téhéran est aussi une clé majeure pour la sécurisation du Liban, de la Syrie, et du Yémen. Dans le jeu moyen-oriental actuel, on n’a pas le choix. Il n’est plus question de mettre l’Iran comme l’ont fait les Américains et les Européens pendant dix ans. Mais les Iraniens ont un problème majeur à nos yeux : leur antisionisme virulent, qui tombe parfois dans l’antisémitisme. On ne peut pas accepter cet aspect de leur idéologie, mais ils ne sont pas près de changer d’opinion. Il va donc falloir que les deux bords fassent des efforts, ou en tout cas taisent leurs différences sur la question.

Est-ce pour cette raison que l’Europe et, tout particulièrement la France, misent plus volontiers sur les pétromonarchies sunnites du Golfe menées par l’Arabie Saoudite ?

Plus on demandera à l’Iran de nous aider à sauver la Syrie, l’Irak, le Liban ou le Yémen, plus on perdra une autre carte : la carte saoudienne. Il faudrait trouver un jeu d’équilibre extrêmement fin entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, mais ce n’est pas simple. L’Arabie Saoudite a perdu la confiance des Etats-Unis, qui ont énormément critiqué Ryad. La France se retrouve ainsi dans la position du pays occidental le plus proche allié de l’Arabie saoudite. Sur un plan purement pragmatique, nos intérêts économiques y poussent.

Au niveau théologique, tant l’Arabie Saoudite que l’Iran peinent à contrer l’Etat islamique. Téhéran en raison de sa singularité chiite, Ryad à cause de sa base salafiste qui partage nombre le corpus doctrinal de Daech…

En principe, le wahhabisme saoudien n’est ni mystique ni apocalyptique. En revanche, l’Etat islamique marque une évolution doctrinale, ajoutant au fond wahhabite une dimension eschatologique inscrite dans le califat abbasside. Quant à la République islamique d’Iran, elle a renoncé à l’eschatologie au cours de la guerre Iran-Irak, après avoir utilisé la dimension eschatologique et martyriale, qui ne joue plus que dans sa propagande.

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