Daoud Boughezala. Après l’assassinat du père Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray, des musulmans de France ont investi les églises en signe de solidarité. La radicalité ultraviolente de Daech condamne-t-elle la nébuleuse terroriste à la marginalité parmi les communautés musulmanes d’Occident ?
Olivier Hanne.[1. Islamologue, agrégé et docteur en histoire, Olivier Hanne est chercheur associé à l’université d’Aix-Marseille.] Logiquement, cela devrait être le cas mais dans les faits, on observe le phénomène exactement inverse. Après les attentats de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper cacher, les responsables musulmans ont indiqué qu’il y avait de plus en plus de conversions à l’islam alors que ces attentats auraient dû être répulsifs. L’ultraviolence qui s’est déchaînée valide la capacité de nuisance anti-occidentale du mouvement et peut être pris comme un élément de revanche, à l’instar du terrorisme palestinien des années 1960/1970. Certains milieux accueillent cette ultraviolence de façon très positive. Les freins au recrutement de l’E.I. sont plutôt son déclin territorial en Syrie, en Irak, ou en Libye, et les difficultés d’accéder à ses frontières depuis un an. Les gens savent qu’ils auront du mal à se rendre sur un théâtre de guerre où la défaite est garantie.
Vous faites allusion aux volontaires internationaux du djihad, mais le recul territorial de l’E.I. n’a manifestement pas réfréné les vocations de djihadistes made in France, comme l’ont prouvé les attentats de Nice et Saint-Etienne-du-Rouvray…
Les responsables du ministère de l’Intérieur et de la Défense confirment que l’inspiration suscitée par Daech, sinon le recrutement direct, n’est absolument pas en voie de réduction. La différence avec les précédentes vagues du terrorisme islamiste, c’est que jusqu’aux années 1990, le terrorisme avait comme objectif de s’en sortir. On voyait déjà des attentats kamikazes, mais pas à ce degré-là. Daech a réussi à créer une inspiration en jouant notamment sur un élément de mobilisation : la certitude de la mort. Sortir vivant d’un attentat terroriste est un des grands éléments de complexité opérationnelle ; mais dès lors que vous voulez mourir en commettant un attentat, les choses deviennent beaucoup plus faciles. Daech a créé une bascule : vous mourrez, donc de toute façon vous irez au paradis. Ce qui offre la possibilité à n’importe qui de faire un attentat à la machette, comme on en voit en Israël.
On imagine la future campagne présidentielle se dérouler dans un tel climat de peur et de tension… En 2012, une majorité écrasante de catholiques avait voté pour Nicolas Sarkozy tandis que les musulmans plébiscitaient François Hollande. Cette répartition religieuse du vote risque-t-elle de se reproduire en 2017 ?
Dans l’opinion publique musulmane française telle que je la connais, c’est-à-dire surtout chez les Frères musulmans, la haine de la gauche et du gouvernement atteint des sommets. Ce qui ne veut pas dire que les musulmans feront confiance à Sarkozy, lequel a des paroles très dures ou très opportunistes contre l’islam. Les gens ne sont pas dupes. Une chose me frappe : l’organisation des Frères musulmans a donné beaucoup de signes d’ouverture vers le vivre-ensemble, l’esprit républicain, etc. Ils ne sont pas allé jusqu’à défiler avec les pancartes « Je suis Charlie » car cela aurait été excessif, mais ils ont mis beaucoup d’eau dans leur vin depuis dix ans. Le gros problème, avec ce changement de discours, c’est de savoir où sont passés les plus radicaux des Frères musulmans. Au sens propre, les Frères musulmans ne posent pas de problème de sécurité à la France puisqu’ils ont changé leur discours – par stratégie, diront certains -, mais, comme on le constate sur les réseaux sociaux, leur base exprime une exaspération vis-à-vis des leaders du mouvement. Une exaspération notamment dirigée contre Tariq Ramadan.
… que la rue musulmane juge trop modéré ?!
Chose assez amusante, Tariq Ramadan, que le gouvernement, un grand nombre de Français et d’intellectuels considèrent comme le diable, est aussi devenu le diable aux yeux d’une certaine frange de la base des Frères musulmans. Certains n’en peuvent plus de son discours trop républicain à force de « pas d’amalgame » et d’éloges du vivre-ensemble. Or, un organisme comme les Frères musulmans a pignon sur rue ; on peut facilement le surveiller, et on dispose d’énormément de renseignements à son sujet. Si cette structure ne fédère plus les radicaux les plus virulents, ces gens-là vont aller ailleurs, et on aura bien plus de mal à les surveiller.
À chaque attentat islamiste, la même mécanique victimaire se reproduit : des associations communautaires telles que le CCIF dénoncent le risque de « stigmatisation » islamophobe, alors que le djihadisme a provoqué 230 morts en un an demi en France, et « l’islamophobie » (heureusement) aucun…
Le problème, c’est que plus les imams feront des pas vers un esprit républicain et vers une relecture de l’islam, plus leur base se fracturera. Dans une certaine mesure, la vie quotidienne partagée peut influer sur la situation mais de plus en plus de Français n’ont plus du tout envie de cohabiter avec leurs compatriotes musulmans. Autre facteur de changement, l’imprégnation d’un nouveau discours, comme ceux que proposent certains Frères musulmans réformistes. Par sincérité ou par stratégie, une partie des Frères adopte un nouveau discours qui s’approprie tout le verbiage autour de la société française cosmopolite, métissée. Dans les allées du salon des Frères musulmans, j’ai vu avec amusement des thématiques d’ouvertures comme « Musulmans et écologie », « Femme musulmane libre et assumée », « Comment aimer dans le couple », etc. Cela contraste avec le corpus doctrinal des Frères qui n’a rien à voir avec cette rhétorique-là. Comment vont-ils assumer cette contradiction ? Je n’arrive pas encore à le savoir.
La République française, laïque et démocratique, peine à élaborer un contre-discours efficace pour contrer la propagande djihadiste. L’invocation de « valeurs » consensuelles n’a-t-elle donc aucun poids face au message politico-mystique de l’E.I. ?
Non seulement la République est désarmée, mais elle utilise les armes et le vocabulaire de son ennemi. On parle d’ « entreprise djihadiste », de « réseaux salafistes » au point que le cadre législatif semble adopter le vocabulaire des terroristes. Or, notre système légal doit impérativement rester ce qu’il est sans adopter les qualificatifs de l’ennemi. Sinon il faudrait définir ce qu’est un djihadiste – en fonction de quels critères et de quel corpus légal ? -, ce qu’est le vrai djihad, le bon et le mauvais. L’Assemblée nationale et la République ont-elles autorité à définir un élément de la religion musulmane ? Depuis quelques années, face à la déferlante islamisto-djihadiste, on est incapable de rappeler des éléments aussi fondamentaux que notre cadre légal. Un acte violent doit être condamné en fonction d’éléments classiques du droit, sans besoin de l’adapter à la sémantique ennemie. De ce point de vue, les déclarations de Manuel Valls voire d’Alain Juppé contre le salafisme, « ennemi de la France » sont également problématiques.
Pour quelle(s) raison(s) ?
Le salafisme est un problème culturel, car il développe des idées sur la famille et sur la femme qui ne sont pas les nôtres, et non pas sécuritaire, puisque la majorité des salafistes désavouent le djihadisme. Bien que ce dernier soit issu de la mentalité salafiste, le législateur ne peut pas interdire le salafisme en France. Ce serait un délit d’opinion et un délit de religion. La République doit au contraire rester dans son rôle, qui consiste à protéger les citoyens contre des délits identifiés comme criminels. La République commet une erreur fondamentale en cédant à la tentation de définir ce qu’est l’islam.
à suivre…
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