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Le mauvais genre est un dandysme


Le mauvais genre est un dandysme
Jean Ray. DR.
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Jean Ray. DR.

Jérôme Leroy. Vous animez depuis bientôt vingt ans l’émission Mauvais Genres, le samedi soir, sur France culture. Pouvez-vous tenter une définition du mauvais genre, que l’on croise aussi bien dans la littérature d’un Jean Ray ou le cinéma d’un Mocky ?

François Angelier. Il y a la même différence entre le mauvais genre et la vulgarité qu’entre le dandysme et l’excentricité. L’excentricité, c’est une pratique scolaire de la transgression réduite à un stock de trucs, c’est une pratique appliquée, besogneuse, de l’outrage et de la provocation. Le dandysme, au contraire, est une façon de contre-grâce comme le mauvais genre. Le mauvais genre peut être de mauvais goût mais il n’est jamais vulgaire. Le mauvais genre est un dandysme. Le mauvais genre diffuse, imbibe, tandis que la vulgarité se contente d’être voyante.

Mais quand la transgression est partout, en quoi le mauvais genre est-il plus transgressif ?

Le mauvais genre, c’est l’impression violemment angoissante d’une transgression volontaire. Elle peut être agie ou spontanée mais ce serait une erreur de croire que cette transgression ne touche que les formes extérieures du monde et de la morale. Le mauvais genre, c’est un attentat ontologique, une corrosion de l’essence même des choses. Avec le mauvais genre, le monde n’est pas détruit. C’est pire, il devient sinistré, il est rendu inhabitable.[access capability= »lire_inedits »]

Comment vous est venue cette drôle de passion ?

Je l’ai ressentie très tôt, dès l’adolescence, avant de tenter de la comprendre. Le premier signe a été l’angoisse inexpliquée que suscitaient en moi certaines images : les photos de lyncheurs hilares, les affiches de films d’horreur, les clichés sadomasos, ou les fumetti, ces BD populaires italiennes si particulières, comme Diabolik qui fut publié en France dès les années 1960 et a connu un grand succès. C’est face à toutes ces images qui forment le tissu originel du mauvais genre que j’ai éprouvé ce sentiment que le monde prenait l’eau, et que c’était là sa vérité : un naufrage. Le mauvais genre m’est apparu comme essentiel parce qu’il révélait le noyau pourri des choses. Le mauvais genre, c’est la quatrième dimension du monde, celle de la peur, de l’angoisse, du vertige. D’où ma passion pour Jean Ray.

Les deux premiers volumes de ses œuvres complètes, dont vous avez inspiré la réédition, viennent de paraître aux éditions Alma. En quoi Jean Ray est-il un écrivain majeur du siècle dernier tout en étant un parfait représentant du mauvais genre ?

Jean Ray est, avec Edgar Allan Poe, HP Lovecraft et Jorge Luis Borges, l’un des seigneurs de la peur. C’est un diseur génial de malaventures. J’insiste sur cette idée de diseur car Jean Ray, c’est d’abord une langue. Une langue capiteuse, sensuelle, flamande pour tout dire. Le lire c’est déguster, on le lit autant avec les yeux qu’avec le ventre… Par ailleurs, cette opulence va de pair avec un sens de l’horreur tout à la fois frontal, violent, sourd et rampant. C’est en cela que Jean Ray est un archétype du mauvais genre. Il se situe quelque part entre Huysmans et Stephen King. Comme Huysmans, il aime peindre les bourgeois routiniers, les rues sans faste, les intérieurs banals, mais à la façon de Stephen King qui opère dans les lotissements middle class. Jean Ray est une forme de chaînon manquant temporel entre les deux, et comme eux, à sa manière, il trouble la banalité pendulaire et cosy du monde bourgeois. Il y instille avec délices une nausée atroce, y installe des vertiges. On croyait digérer au coin du feu, on se met à vomir de terreur dans le porte-parapluie, comme dans La Cité de l’indicible peur.

Vous êtes par ailleurs un spécialiste des figures ou écrivains mystiques auxquels vous avez consacrés de nombreux essais ou biographies, comme Claudel, Bloy ou saint François de Sales. En quoi pouvez-vous les rattacher, aussi surprenant que cela puisse paraître, au mauvais genre tel que vous le définissez ?

Il n’y a rien de plus mauvais genre qu’un catholique radical ! Il ne reconnaît pas d’autre loi que la Croix… Il réfute les idoles d’État, les chimères sentimentales, la brocante humaniste : un mystique est par essence « mauvais genre » car il y a entre lui et le monde quelque chose d’irréparable. Le catholique radical ne peut être très longtemps toléré par le monde, il est comme un fer chaud dans un pot de miel. Léon Bloy est un punk ad soli deo gloriam, Paul Claudel l’ambassadeur d’une obscène joie d’être et saint François de Sales a été suave avec l’obstinée puissance d’un glacier.

 

Jean Ray ou le réalisme panique

Dans cette « école belge de l’étrange » qui a renouvelé le genre fantastique avec des noms comme Franz Hellens, Marcel Thiry ou Michel de Ghelderode, Jean Ray (1887-1964) fait incontestablement figure de père fondateur. Ce Belge flamand commence à écrire en français assez tardivement, mais il donnera dans cette langue quelques grands classiques de la littérature d’épouvante. La plupart des livres de Jean Ray étaient indisponibles depuis les années 1980. Sous la direction d’Arnaud Huftier, les éditions Alma ont décidé une publication des œuvres complètes en dix volumes dont les deux premiers viennent de paraître : Les Contes du whisky, le premier recueil de Jean Ray qui date de 1925, et La Cité de l’indicible peur, un roman paru pour la première fois en 1943. Ce refus de l’ordre chronologique dans la publication est une bonne idée. Il permet à la fois de mesurer l’évolution de l’écrivain et la variété de sa palette.

Les Contes du whisky frappent par leur modernité stylistique. Jean Ray s’essaie d’emblée à ce « rendu émotif » de la parole, aurait dit Céline. Chaque conte est porté par la voix d’un narrateur et c’est à partir des défaillances, des hésitations, des blancs de cette voix que naît pour le lecteur l’angoisse ou l’horreur, bien plus que de descriptions pratiquement absentes si ce n’est celle, toujours très poétique, du whisky « âpre comme un piment grillé, et en même temps doux comme un velours sombre ». La Cité de l’indicible peur, au contraire, joue le jeu de la parodie, dès son titre hyperbolique, en racontant la destinée tragique de la ville d’Ingersham, périodiquement envahie par des fantômes qui sont aussi ceux de la culpabilité de chacun, variation décalée sur le thème « Dis moi qui te hante, je te dirai qui tu es ».

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Les Contes du whisky et La Cité de l’indicible peur de Jean Ray, éditions Alma, 2016.

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Été 2016 - #37

Article extrait du Magazine Causeur



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