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Souverainistes de tous les pays…


Souverainistes de tous les pays…
Parlement européen, mars 2016. Photo: Frédéric Florin.
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Parlement européen, mars 2016. Photo: Frédéric Florin.

Le « souverainisme » a beau être un concept français qui n’a pas d’équivalent en langue anglaise, le Royaume-Uni vient de nous donner une belle leçon en la matière. Immanquablement, le résultat du référendum a donné des ailes à Jean-Luc Mélenchon, Nicolas Dupont-Aignan et Marine Le Pen, et à tous ceux qui défendent sans relâche, depuis longtemps, la cause de la souveraineté politique. Car, s’il est difficile d’interpréter encore précisément, aujourd’hui, les raisons du « Brexit », elles convergent toutes vers cet argument principal : la souveraineté. Voter Brexit, ont scandé les Brexiteurs, c’est « take back control » – reprendre le contrôle du pays – face à une Union européenne considérée comme non légitime car non démocratique.

Malgré ce qu’on a pu en dire, ou plutôt ne pas en dire, en France, la campagne pour le Brexit a été menée par des intellectuels autant que par les tabloïds. Les Brexiteurs férus de philosophie se référaient volontiers à John Locke et à son Traité sur le gouvernement civil. Pour Locke, la souveraineté d’un gouvernement repose sur le consentement d’un peuple qui délègue à l’État le pouvoir de le protéger et de régler certaines de ses affaires. Cette délégation est fragile : les représentants du peuple doivent rendre compte de leurs actions – c’est l’accountability ; s’ils viennent à manquer à leur devoir, ils seront remerciés. Tout au long de la campagne, les Brexiteurs ont aussi insisté sur l’importance de la proximité entre un gouvernement et son peuple : dans un espace trop grand, où les dirigeants sont inconnus de leur peuple, le contrôle et la responsabilité ne peuvent pas exister concrètement.

Or l’UE, selon eux, ne répond à aucun de ces critères. Les institutions européennes ne garantissent pas la séparation des pouvoirs, puisque la Commission et le Conseil européens partagent les pouvoirs exécutif et législatif avec le Parlement et le Conseil des ministres. Le résultat est une totale absence de clarté et de transparence, comparé aux systèmes politiques des États membres. Le processus législatif est de fait d’une grande complexité et l’apanage d’organes qui ne sont pas, hormis le Parlement, responsables devant le peuple : le Conseil n’est responsable devant personne, par définition, et la Commission, comme organe exécutif, peut être remerciée par un vote de défiance du Parlement, mais seulement sur des questions de gestion. Pire, nombre des lois produites par l’UE, les directives, prévalent désormais sur la Constitution des États membres. Henry Kissinger se moquait : « L’Europe, quel numéro de téléphone ? » Mais aujourd’hui, c’est presque pire : les numéros de téléphone sont légion.[access capability= »lire_inedits »]

Aujourd’hui, par conséquent, un Brexiteur et un fervent fédéraliste se rejoindraient sur ce point essentiel : l’UE est inachevée. Mais si le second justifie ainsi la nécessité d’une intégration encore plus poussée, le premier pense que le projet européen est biaisé dans sa conception même, et tout bonnement impossible, puisqu’il n’y a ni peuple ni consentement européen.

Pendant la campagne, il n’a pas manqué de contempteurs de la souveraineté : dépassée pour certains, inutile, forcément partagée à mesure que le monde se complexifie, elle n’existerait plus à l’état pur et ne serait, au fond, que la chimère de quelques intellectuels. Comment un peuple imbibé de tabloïds pourrait-il avoir la moindre idée de ce que cela signifie ? Les Brexiteurs ont su parer les coups : la souveraineté peut sembler dépassée ou inachevée, elle n’en existe pas moins. Et cette volonté de « take back control », sans savoir qu’il s’agit d’un concept de philosophie politique, n’est-ce pas là la souveraineté dans toute sa splendeur ?

Véritable tremblement de terre, le Brexit n’a pas manqué de faire jaillir analyses et commentaires, courroucés ou admiratifs, de l’autre côté de la Manche. Étonnamment, tous ces commentaires pointent dans la même direction : le libéralisme. Le 1er juillet, vingt penseurs « eurocritiques » ont publié dans Le Figaro un appel à un nouveau traité européen. Voici un extrait de leurs propos : « Le peuple britannique a exprimé souverainement sa volonté de rester maître des décisions qui le concernent. Ce vote courageux et massif est évidemment une claque pour la dérive technocratique dans laquelle l’Union européenne actuelle s’est laissé enfermer depuis au moins trois décennies, sur la base de traités marqués au coin du néolibéralisme alors triomphant (Acte unique, traité de Maastricht, traité de Lisbonne), ou de l’ordolibéralisme allemand (traité de cohérence budgétaire, dit “TSCG”, de 2012). » Héraut d’une tout autre tendance économique, Emmanuel Macron fait pourtant la même analyse. Interrogé par Le Monde, il déclarait le 18 juin 2016 : « De quoi le référendum britannique est-il le nom ? Pour moi, il traduit la volonté d’une Europe plus efficace, la fin d’une vision ultralibérale de l’Europe que les Britanniques eux-mêmes ont portée, la fin d’une Europe sans projet politique, tournée vers son seul marché domestique. » On pourrait multiplier les exemples. Le constat est saisissant : de droite à gauche, libéraux ou non, nos penseurs et nos politiques sous-entendent presque unanimement que le vote du Brexit s’explique par le rejet du libéralisme économique.

Or cette interprétation révèle un parfait malentendu et un contresens profond sur le contenu et la motivation du souverainisme britannique. Ici, les Français ne font que projeter sur la décision des Britanniques l’un des motifs bien gaulois du rejet de l’UE. Car la souveraineté chère aux Brexiteurs est éminemment libérale : un appel au grand large, la volonté de reprendre sa liberté pour mieux commercer avec le monde entier, et le rejet d’une législation sociale européenne trop généreuse, qu’ils affirment vouée à l’échec. Les Brexiteurs l’ont scandé pendant toute leur campagne : ils veulent échapper aux régulations absurdes et surabondantes de Bruxelles, non pas pour « protéger » le pays de la « mondialisation », mais pour l’y exposer davantage ! Tous les conservateurs pro-Brexit ont joué la même partition, de Boris Johnson et Michael Gove, les leaders de Vote Leave, à la ministre de l’énergie Andrea Leadsom, en passant par le député européen Daniel Hannan. Et dans les grands think tanks conservateurs, comme l’Institute of Economic Affairs, le Centre for Policy Studies ou Civitas, où les avis étaient partagés, les partisans du « Leave » réclamaient l’approfondissement du libre-échange, jamais un renforcement de la régulation.

L’UE, disent les Brexiteurs, n’est pas une zone de marché libre mais de protectionnisme, en raison des droits de douane qu’elle impose au reste du monde. En cause également, les normes qui empêchent d’échanger certains biens ou services en dehors de l’UE. Certes, ils reconnaissent l’intérêt du marché commun et veulent continuer à y avoir accès, mais comme à une zone de libre-échange, sans subir l’ensemble des règles qui l’accompagnent. On a pu les moquer pour cela, mais les Brexiteurs rêvent d’une relation revigorée avec le Commonwealth et les États-Unis. En réalité, la défense du protectionnisme a été quasiment absente de la campagne. Le peuple anglais est un peuple de commerçants, disait Napoléon. Sur ce point, il avait vu juste !

Mais comment diable peut-on être souverainiste et libéral ? se demandent les Français. La réponse se trouve dans l’histoire. Au Royaume-Uni, la souveraineté du Parlement permet de garantir l’État de droit et la liberté individuelle, qu’elle soit politique ou économique, en protégeant l’individu contre l’arbitraire du pouvoir. L’Habeas Corpus de 1679 en est une éclatante illustration. C’est en partie l’héritage d’un rapport de force entre le Parlement anglais et le monarque, mais aussi, à l’intérieur même du Parlement, entre les nobles et les roturiers. La primauté de la liberté individuelle implique que le Parlement n’interfère pas dans les affaires privées des citoyens, à commencer par leurs affaires économiques. De plus, dans la vision britannique, l’économie est d’autant plus prospère qu’elle est libre. Dans le jeu du libre-échange, la concurrence départage les bons des mauvais et fait baisser les prix, le profit étant la juste rémunération de celui qui a bien joué.

On est bien loin de la vision française dans laquelle le libre-échange et la concurrence qui l’accompagne sont vécus comme des dangers pour un individu fragile, tandis que le profit corrompt. En France, l’État devra protéger l’individu des risques de l’entreprise. Outre-Manche, il devra tout faire pour que l’individu puisse prendre ces risques dans les meilleures conditions possibles. Ce qui ne veut pas dire que l’État, au Royaume-Uni, ne se préoccupe pas d’économie et de ses possibles dérèglements, ni que la vision d’Adam Smith ou de Friedrich Hayek, les grands philosophes libéraux qui ont marqué le pays, ait la même validité à une époque où l’État-providence joue un rôle majeur. Cela ne veut pas dire non plus que d’autres visions ne soient pas venues concurrencer cette tradition : l’émergence des grands syndicats et du Parti travailliste, au xxe siècle, a forcément changé la donne. Mais pour les conservateurs comme pour les travaillistes, l’intervention de l’État se fait par défaut, car la primauté de l’action revient toujours à la société civile.

Le résultat est cette équation paradoxale aux yeux de nombre de Français : pour les Brexiteurs, la défense de l’ouverture commerciale et culturelle est parfaitement compatible avec celle d’un Parlement souverain. De fait, de la révolution industrielle au renouveau britannique des années 1980, ce modèle a montré toute sa force. Dans cette perspective, l’ouverture ne s’oppose pas aux frontières : elle n’est possible que grâce aux frontières.

Cependant, les Français, surtout les plus europhiles, restent sceptiques : que les Brexiteurs critiquent l’immigration massive en provenance de l’UE serait la preuve, en réalité, de leur absence de libéralisme. À ce stade, il faut dissiper une confusion fréquente : les Brexiteurs, dans leur majorité, ne veulent pas limiter l’immigration mais la contrôler davantage. Ensuite, ce contrôle peut passer si nécessaire par une limitation. Mais la plus grande erreur consiste à croire que le libéralisme cher aux Brexiteurs équivaut au laisser-faire, à l’absence de règles et au retrait de toutes contraintes.

 

Le libéralisme économique n’est pas uniforme – il a évolué depuis sa naissance et comprend des écoles différentes –, mais avant tout, il postule que la prospérité repose sur la liberté économique individuelle, à commencer par celle des échanges. Une économie libre implique que les acteurs, producteurs, salariés et consommateurs puissent se déplacer pour produire, trouver un employeur, en changer, vendre et acheter. Par ailleurs, quand un pays abrite des activités très qualifiées, comme le Royaume-Uni, il doit aussi se tourner vers l’étranger pour y trouver une main-d’œuvre adéquate. Pour cette raison, que les habitants de l’UE puissent se déplacer, s’installer et travailler librement sur le territoire européen relève du bon sens.

Pour autant, cela ne signifie pas que, dans la conception libérale, la libre circulation des personnes soit nécessairement illimitée. D’autres exigences économiques peuvent s’opposer à cette dynamique. Les infrastructures et les services publics d’un pays – écoles, services de santé, logements – peuvent atteindre le maximum de leur capacité. La croissance de l’offre de travail, quand elle n’entraîne pas une hausse du chômage, pèse à la baisse sur les salaires les moins qualifiés.

Un certain libéralisme pourrait éluder ces exigences en prônant une privatisation massive des infrastructures, notamment publiques, comme solution à leur pénurie. Mais ce libéralisme est une version extrême : on peut être libéral en excluant du champ de la dérégulation certains services, comme la santé, parce qu’on estime que la santé n’est pas un bien comme un autre et qu’elle ne peut dès lors être soumise à une logique exclusivement concurrentielle. Pour pouvoir être concurrentiel, un secteur doit être transparent. Or qui peut comprendre que tel ou tel médicament, tel ou tel médecin est meilleur qu’un autre sans la validation d’experts et la régulation d’instances protégeant l’intérêt général ? Le sujet est complexe et les libéraux ne s’accordent pas entre eux sur le niveau adéquat de régulation ou de privatisation des services publics, mais ceux qui prônent leur totale dérégulation sont minoritaires.

Le vrai libéralisme n’est jamais une idéologie hors sol. Celui des Brexiteurs est situé dans un lieu donné : il est entouré de frontières (en l’occurrence, d’eau), il est respectueux du modèle social britannique et de ses traditions, et il est attentif à la paix sociale. Son amour du grand large n’est que l’expression de ses racines, et pour cultiver cette liberté-là, il sait qu’il doit préserver ses ressources.

Penser que la critique de l’UE, d’où qu’elle émane, procède toujours de l’antilibéralisme qui a cours en France ne pose pas seulement un problème intellectuel. Cette projection révèle que l’Europe culturelle, celle de la connaissance profonde des autres peuples européens, n’est pas en très bonne forme. Or cette Europe-là n’a rien à voir avec l’UE : elle lui a préexisté et doit se perpétuer indépendamment d’elle. La diversité culturelle du continent est un fait, et elle nous impose d’être à la fois humbles et curieux. Le Royaume-Uni n’est pas loin, et pourtant les Français le connaissent bien mal – ou peut-être ne veulent-ils pas le connaître, car ce serait mettre en péril des convictions réconfortantes. Si les souverainistes français veulent changer l’Union et entraîner d’autres peuples avec eux, ils doivent admettre que le seul dénominateur commun d’un projet souverainiste à l’échelle de l’UE est bel et bien la souveraineté, non la forme particulière qu’elle prend dans chaque pays. Ne pas le reconnaître, en définitive, c’est être plus français que souverainiste.[/access]

Été 2016 - #37

Article extrait du Magazine Causeur



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est doctorante en science politique, auteur de "Vous avez dit conservateur?" (Le Cerf, 2016).

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