« Night of Chaos », « Disastrous day One » : le commentaire est presque unanime lorsqu’il s’agit de décrire le tumulte de la convention républicaine de Cleveland, marquée par la défection de Ted Cruz, principal adversaire de Donald Trump lors de la course aux primaires, poids lourd du parti républicain et porte-parole de son aile la plus religieuse. Constamment ciblé par Donald Trump, qui, entre autres gentillesses, laisse entendre que le père de son rival, un réfugié cubain, fut « impliqué dans l’assassinat de Kennedy », Cruz a subi une nouvelle humiliation en pleine convention. Face à des délégués déjà échaudés scandant « endorse Trump » et « vote for Trump », l’ex-candidat favori des médias républicains n’a décidément pas appelé à voter pour le vainqueur des primaires. « Votez en conscience », a déclaré le sénateur du Texas, face à un parterre de plus en plus hostile et rejoint, camouflet supplémentaire, par un Donald Trump goguenard qui a immédiatement attiré les caméras et les regards.
C’est sous les insultes (« traître ») que Ted Cruz dut quitter l’estrade pour rejoindre son épouse Heidi, elle-même entourée de militants scandant « Goldman Sachs » — nom de l’ancien employeur de Mme Cruz, honni de l’« antisystème » Trump. En retrait, Chris Christie, autre candidat à l’investiture copieusement injurié par Trump au cours des primaires (« gamin », « catastrophe économique », « trimballeur de casseroles », « il a la tête d’un mec qui vote pour Obama », etc.), mais néanmoins rallié au panache hirsute du milliardaire, se prenait le visage entre les mains, comme pour retenir le geste, achilléen, de s’arracher les cheveux.
L’ambiance risque de ne pas être au beau fixe lors de la convention démocrate de Philadelphie qui débute ce lundi 25 juillet 2016. En matière d’annonce, Hillary Clinton peut d’ores et déjà compter sur le soutien de Bernie Sanders, son rival, « socialiste » déclaré, arrivé second aux primaires et celui d’Elizabeth Warren, figure populaire de l’aile progressiste et inspiratrice d’« Occupy Wall Street ». Mais après avoir obtenu le ralliement de ces leaders d’une gauche démocrate en plein réveil depuis la crise de 2007-2008, et après avoir, un temps, laissé espérer la nomination de l’un d’entre eux au poste de vice-président, la vainqueure des primaires a provoqué la fureur des progressistes en choisissant le très droitier Tim Kaine pour composer son ticket.
Un coup de barre à droite inspiré, peut-être, par le spectacle de la division dans le camp républicain : sans doute Mme Clinton se sent-elle désormais les coudées franches pour écarter son aile radicale. La convention démocrate sera-t-elle un autre moment de chaos ? « Des dizaines de milliers de manifestants convergent vers Philadelphie », rapportait le magazine The Hill dans son édition du 24 juillet. Il s’agit, pour la plupart, de supporters de Bernie Sanders. À leurs yeux, Hillary peut encore adjoindre « Bernie » à son « ticket ».
Le précédent de 1944
La lutte pour la vice-présidence a dans le passé valu au parti démocrate une « nuit terrible » — et déterminante pour l’avenir de la gauche américaine. En juillet 1944, à Chicago, après trois tours marqués par des irrégularités, une fraude massive et la corruption de plusieurs délégués-clef, le vice-président sortant Henry Wallace, « l’homme aux 600 millions d’emplois » que Galbraith considérait comme « la seconde figure du New Deal après Roosevelt » est privé de sa victoire. Soutenu par les grands syndicats américains, crédité de 65 % d’intentions de vote au sein de l’électorat démocrate et vainqueur des deux premiers rounds de la convention, il n’obtient pas, face aux fraudeurs, le soutien qu’il attendait de Roosevelt ; nommé pour un quatrième mandat, c’est pourtant ce dernier qui avait demandé au populaire Wallace de rempiler dans la « same old team ».
Mais le vieil homme est malade ; alité, il est pressé par les conservateurs du parti de modifier son « ticket ». Peut-être inquiet de la radicalité de son second, qui n’hésite pas à citer la révolution d’Octobre dans le prolongement des révolutions américaine et française, le vieil homme cède aux puissances de la banque et de l’industrie.
Au sein du camp démocrate, celles-ci sont représentées par le pétrolier Pauley, trésorier du parti, et par Jimmy Byrnes, un ségrégationniste pour qui « le lynchage n’est que la conséquence, directe ou indirecte, des viols », et est nécessaire « pour que le Nègre se tienne à carreau en Amérique ». L’archi-favori Wallace avait aussi beaucoup déplu à Winston Churchill : les deux hommes avaient eu un échange tendu au sujet de la « supériorité naturelle et historique des Anglo-saxons et de leur civilisation » chère au Premier ministre britannique, à laquelle Wallace opposait un agenda de « décolonisation intégrale ». Un différend qui se décline dans l’opposition contemporaine entre les tenants du militarisme démocrate, peint aux couleurs de la « destinée manifeste », et le pacifisme universaliste de la gauche américaine. Celui-ci est d’ailleurs bien différent du traditionnel isolationnisme nationaliste des républicains qui, de Robert Taft à Donald Trump, craint avant tout que l’implication des États-Unis dans les affaires du monde ne renforce le «big government » fédéral.
Les partisans de la guerre froide et d’un coup d’arrêt au New Deal s’étaient donc entendus pour faire nommer un parfait inconnu, Harry Truman, au poste de vice-président. Truman avait dans sa jeunesse tenté de prendre sa carte au Ku Klux Klan — il avait été « blackboulé » du fait de ses sympathies « papistes » — et avait débuté en politique à 50 ans, après une série d’échecs dans le petit business. Son parrain, le baron démocrate Tom Pendergast, assurait l’avoir choisi dans le but de « démontrer qu’avec une machine bien huilée, on pouvait envoyer le dernier des garçons de bureau au Sénat ». Inexpérimenté, il ne s’était entretenu qu’une seule fois avec Roosevelt avant sa mort. Président, il tomba immédiatement sous la coupe de Byrnes et des businessmen démocrates.
Rien n’illustre mieux les logiques autodestructrices du capitalisme que l’ascension de Truman, homme d’affaires raté, au rang de promoteur du « siècle américain », aux dépens de Wallace, businessman de génie dont la firme fut vendue plus de 8 milliards de dollars à Dupont de Nemours à la fin des années 1990, qui rêvait d’inaugurer « le siècle de l’homme de la rue ».
Le protectionnisme ? Un truc de « loser » !
Tim Kaine, avocat passé par Harvard, fervent catholique — il fut missionnaire au Honduras auprès des Jésuites — et pro-life, n’a, lui, rien d’un débutant en politique. Élu maire de Richmond, (l’ancienne capitale de la Confédération) en 1998, puis gouverneur de l’Etat de Virginie de 2006 à 2010, il siège au Sénat depuis 2012. « Passionné par le libre-échange » — ce sont ses propres termes —, il considère que le protectionnisme procède d’une « mentalité de loser ». Il est, au sein du parti démocrate, l’un des plus fervents partisans des accords de partenariat transpacifique (TPP)…
« La nomination de Kaine (…) serait un gigantesque doigt d’honneur aux 13 millions d’Américains qui ont voté pour Bernie Sanders », avertissait Norman Solomon, directeur du réseau des délégués de Bernie Sanders dès avant l’officialisation du « ticket » dans les colonnes de Common dreams. Interviewé par NBC ce 24 juillet, Sanders refusait de son côté de qualifier Kaine de « progressiste » et réaffirmait sa préférence pour un tandem Clinton-Warren. Néanmoins, alors que son équipe annonce qu’une série de « manifestations non-violentes » seront organisées lors de la convention, le sénateur du Vermont s’est abstenu de jeter de l’huile sur le feu. Le premier objectif demeure, selon lui, de battre le candidat républicain. « Quand vous avez en face de vous un mec qui veut devenir président des États-unis et qui est contre la science, alors il faut faire quelque chose ».
À l’heure où s’ouvre la convention démocrate, l’épouvantail Trump reste le meilleur allié d’Hillary Clinton…
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