Dans les rues de Diyarbakir, des banderoles aux couleurs vives annoncent la tenue imminente du « Forum social de Mésopotamie ». On lit aussi cette mention en langue kurde : « La liberté vaincra, une autre Mésopotamie est possible ! » En cette fin de septembre, un air chaud brasse les bruits et les odeurs lancinantes de kebab sur les trottoirs encombrés du centre-ville; la ville semble rouler au ralenti. Seul le vacarme des F-16 de la chasse aérienne turque qui décollent de la base militaire de Pirinçlik, toute proche, pour les monts du Kandil, rappellent que cette région est loin d’être pacifiée.
Avec son million d’habitants, Diyarbakir est le centre politique de ce qu’il conviendrait de nommer le Kurdistan turc. À la tête de la mairie, le jeune avocat Osman Baydemir est l’étoile montante du BDP, le Parti (pro-kurde) de la paix et de la démocratie. En plus des procès intentés contre lui, son engagement lui a valu une interdiction de sortie du territoire turc. En politicien averti, il multiplie les gestes d’ouverture. Ainsi la municipalité a-t-elle cofinancé la restauration de l’église arménienne Surp Giragos de Diyarbakir (une des églises les plus imposantes d’Anatolie), qui rouvrira bientôt ses portes aux fidèles. Signe fort : le maire appelle les Arméniens ainsi que les autres minorités non musulmanes (Assyro-Chaldéens, Yézidis) à revenir s’installer dans cette ville qu’il veut ériger en symbole de multiculturalisme dans ce coin perdu de l’Est anatolien.
Du 21 au 25 septembre, la ville a vêtu ses habits de fête et s’est saoulée de rhétorique altermondialiste et gauchiste – et vaguement surannée : « Tandis que le monde entier est secoué par des bouleversements politiques, sociaux et éthiques, le Forum social de Mésopotamie appelle à soutenir les recherches alternatives des peuples ainsi que leur lutte pour la justice, la paix et la liberté. »[access capability= »lire_inedits »]
À la frontière syrienne, à une centaine de kilomètres d’ici, le Printemps des peuples arabes bourgeonne et se débat contre un impitoyable appareil répressif. Quid du « Printemps kurde » dans ce contexte de remodelage douloureux du paysage politique arabe et alors que la guérilla du PKK, en rompant la trêve, a obligé Ankara à se confronter à son vieux démon ?
C’est dans ce contexte troublé que le Parlement turc a approuvé le renouvellement pour un an de l’autorisation de procéder à des raids contre les repaires kurdes en territoire irakien. Attentats, opérations militaires, arrestations arbitraires, gardes à vue sont le quotidien d’une population civile aux abois : en l’espace de quelques mois, environ 120 personnes auraient été tuées.
« Nous nous battrons jusqu’à ce qu’Abdullah Öcalan retrouve la liberté ! Jusqu’à ce que le soleil de la liberté se lève sur le Kurdistan ! » Une foule en délire acclame le député du BDP qui prononce un discours-fleuve pour lancer les festivités – le Forum social de Mésopotamie. Employé à toutes les sauces, le terme « Mésopotamie » (qui renvoie à l’idée d’une mosaïque multiculturelle), ne serait en définitive que le cache-sexe du « Kurdistan ». Mais les revendications politiques sont dissimulées derrière une rhétorique aux accents tiers-mondistes et anti-impérialistes.
La fougueuse harangue du député laisse bientôt la place au Van Project, un ensemble ethno-musical venu d’Arménie pour jouer des morceaux du répertoire traditionnel arménien d’Anatolie. Le public médusé n’en croit pas ses oreilles lorsqu’il entend Sari Gelin, une chanson commune aux Arméniens et aux Kurdes. « C’est un jour particulier pour nous, dira le leader du groupe de musiciens, la voix étranglée par l’émotion, parce que nous fêtons le 20e anniversaire de l’indépendance de l’Arménie. » Tandis que les spectateurs acclament les prestations de ces prodiges arméniens, une vieille femme vêtue de l’habit traditionnel fait ostensiblement les cent pas sur la scène avec sa petite-fille. Il faudra user de toute la patience du monde pour la déloger.
Pendant quatre jours et quatre nuits, des militants kurdes de tous les bords croisent des Palestiniens du FDLP[1. Front démocratique de libération de la Palestine, organisation marxiste-léniniste-maoïste (et terroriste, EL) palestinienne fondée en 1969 à l’issue d’une scission du FPLP (Front populaire de libération de la Palestine). Son dirigeant actuel est Nayef Hawatmeh.], des gauchistes allemands, italiens, turcs alévis, arméniens, voire des Mères argentines de la place de Mai. Bref, un parfum de revival et de seventies flotte sur cette grand-messe « alter », comme sur celles qui enchantaient Latinos et Européens dans les années 1990. Et bien sûr, on rêve d’un « autre Kurdistan ».
La nuit tombe sur le Forum. Un grand jeune homme aux yeux fous et à la moustache romantique qui lui donne un petit air de Che Guevara en puissance étreint, un par un, dans l’obscurité, les membres du Van Project. Shant est un jeune militant maoïste originaire des montagnes du Dersim[2. Au cœur de l’Anatolie orientale, la province montagneuse anciennement appelée Dersim a été renommée Tunceli par l’État turc après le massacre de Dersim entre 1936 et 1938. Majoritairement kurde, cette région insoumise demeure un sanctuaire de la guérilla kurde, notamment du PKK], une région insoumise, foyer de la contestation alévie. Né d’une mère kurde alévie et d’un père arménien assimilé, Shant baragouine quelques mots d’arménien. Tout en brandissant haut et fort ses racines arméniennes, audace impensable il y a encore dix ans !
Semi-clandestin, le Parti communiste de Turquie – marxiste-léniniste (TKP-ML)[3. Parti communiste turc marxiste-léniniste, groupuscule maoïste fondé en 1972 par Ibrahim Kaypakkaya (1949- 1972).], est un rescapé des années 1970, période où une guerre civile larvée opposait radicaux d’extrême-gauche et militants ultranationalistes. Prenant exemple sur les luttes latino-américaines et asiatiques, les révolutionnaires conjuguaient guérilla urbaine, pour fragiliser le pouvoir, et guérilla rurale qui consistait à encercler les villes depuis les campagnes. Dans la vieille tradition maoïste, c’est à la paysannerie qu’échoit, en prévision de l’avenir radieux, la tâche de libérer la Turquie du système kémalisto-fasciste. C’est que des prolos à la mode marxiste, il n’y en a pas trop dans le coin. Je le comprends en discutant avec des militants qui tiennent des stands où s’empilent des brochures maoïstes, des ouvrages sur le génocide arménien et les massacres de Dersim (1936-1938) ou encore des photographies de « martyrs » de la guérilla du TIKKO (la branche armée du TKP-ML) tombés au combat.
Lorsque mes interlocuteurs apprennent que je viens de Suisse, des sourires radieux illuminent leurs visages bruns. « Nous avons eu une combattante suisse dans nos rangs, elle s’appelait Barbara Kistler, elle est morte en 1993 à la suite des tortures qu’on lui a infligées », me disent-ils. J’apprendrai plus tard que cette militante révolutionnaire, née à Zurich en 1955, avait rejoint la guérilla maoïste du TIKKO en 1991. Après sa mort, consécutive à des mauvais traitements, elle aurait été élevée au grade de membre d’honneur du comité central du TKP-ML.
Il règne sur ce Woodstock kurde un climat bon enfant ; les militants campent par dizaines sur une vaste pelouse d’herbe fraîche. Les jeunes forment un cercle : tous ont enlevé la batterie de leur téléphone portable pour pouvoir répondre à mes questions en toute liberté – parano ou prudence légitime, je n’en sais rien. Ils sont kurdes, lazes, turcs, arméniens. Certains sont de Diyarbakir, mais la plupart proviennent d’autres contrées de Turquie comme Kars, Malatya, Dersim, Samsun, Antalya. Beaucoup sont étudiants en droit et en sciences politiques à Ankara et Istanbul. Ils rêvent de la guerre populaire qui renversera ce gouvernement honni. « Nous sommes très critiques à l’égard de la Chine, précise Murat, un jeune enseignant qui a subi plusieurs arrestations. Ses dirigeants n’ont plus rien à voir avec le maoïsme. » Tous athées, ils se sentent néanmoins investis d’une mission sacrée : combattre le « fascisme d’État » par tous les moyens, de l’édification des masses par l’éducation à la lutte armée dans les monts verdoyants du Dersim, là où les partizans du TIKKO harcèlent l’armée turque. Mais ces jeunes contestataires respectent la discipline révolutionnaire : « Nous voulons tous nous battre, assène Shant, mais ce n’est pas nous qui décidons quand rejoindre la guérilla. »
Ici, au cœur du fief du PKK, toute critique de l’organisation armée et surtout d’Abdullah Öcalan peut passer pour un crime de lèse-majesté. Mais l’heure et le climat sont à la confidence. Umut, jeune avocat qui a passé trois mois en prison pour avoir pris part à la fête de Newroze, le nouvel an kurde, n’est pas tendre pour le mouvement indépendantiste : « Nous avons un ennemi commun, l’État turc. Alors il y a une coordination, mais elle est purement logistique, car nous sommes très éloignés idéologiquement. Comme beaucoup d’entre nous, j’ai rejoint le PKK au sortir de l’adolescence, mais j’ai été très vite déçu par la pauvreté théorique des écrits d’ »Apo »[4. Le surnom d’Abdullah Öcalan.]. Pour lui, le marxisme est un simple vernis. Les militants du PKK n’ont pas de conscience de classe ; leur combat est essentiellement national, donc antirévolutionnaire Et puis « Apo » se comporte comme un dictateur. »
Shant se tait. Lui dont le prénom signifie « éclair » en arménien et qui voue une admiration sans faille aux anciennes figures du mouvement révolutionnaire Tachnagtsoutioun[5. La Fédération révolutionnaire arménienne Tachnagtsoutioun est un parti révolutionnaire arménien fondé à Tiflis, dans l’actuelle Géorgie, en 1890, avec pour but premier l’émancipation et l’autonomie des provinces arméniennes de l’Empire ottoman. Au lendemain du génocide de 1915, il s’est reconverti en parti tribunicien à l’échelle transnationale. Actuellement, il est dans l’opposition en Arménie ; sa section française (appelée également Parti socialiste arménien) soutient activement la candidature de François Hollande. Gaidz Minassian, Guerre et terrorisme arménien, PUF, 2002.], qui essaima dans les provinces arméniennes de l’Empire ottoman à l’aube du XXe siècle, sait-il seulement que ses héros ne sont plus que de pâles personnages hantant les pages de quelques livres d’histoire ? Shant rêve d’un Grand Soir qui ne vient pas, les yeux rivés sur cette terre d’Anatolie où l’État est en guerre contre son passé.
Tandis que nous parlons, un jeune barbu entonne des chants révolutionnaires en jouant du saz, la guitare traditionnelle d’Anatolie. Sans la présence invisible des suspects kurdes arrêtés et les bruyants survols de la chasse turque dans le ciel étoilé de Diyarbakir, on n’imaginerait pas que ces jeunes ont été témoins de l’inacceptable, la destruction de leurs villages et les persécutions policières qui ont endeuillé les sinistres années 1990. L’atmosphère évoque plutôt un camp de vacances.
Fort d’environ 10 000 sympathisants répartis dans tout le pays, le TKP-ML recrute essentiellement en milieu étudiant et enseignant. « Certes, nous ne sommes pas nombreux, mais cela nous protège aussi des taupes qui tentent de nous infiltrer. Et nous évitons les forums de discussion sur Internet, c’est trop dangereux », me confie Sibel, jeune doctorante à l’université d’Istanbul. Ces « révolutionnaires en civil », ainsi qu’ils se définissent, n’ont pas la moindre indulgence pour le processus de démocratisation de la société turque et pour la presse libérale qu’ils qualifient volontiers de « petite-bourgeoise ». La plupart des jeunes filles, aux grands yeux en amande, sont belles − des métissages réussis. Des couples se sont formés, mais pas question de se marier. « Nous avons une mission à accomplir, la famille passe après ! », affirme Sibel. De ce point de vue, rien de nouveau sous le soleil. On ne rigole toujours pas avec la Révolution.[/access]
Cet article est issu de Causeur magazine n ° 41.
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