En 1986, Michel-Antoine Burnier et Frédéric Bon publiaient un essai intitulé Que le meilleur perde, éloge de la défaite en politique. Ils défendaient avec brio la thèse apparemment paradoxale selon laquelle l’action des hommes politiques avait pour but ultime de perdre les élections. Si, par malheur, ils échouaient, et se trouvaient investis de responsabilités nationales, ils mettaient alors toute leur énergie à se faire étaler au scrutin suivant pour refiler le mistigri à leurs adversaires. A de rares exceptions près, la vie politique française ultérieure à la parution de ce livre a donné raison à ses auteurs. On appelle cela l’effet essuie-glace, un coup à droite, un coup à gauche.
Le Parti socialiste français, meilleur élève de la classe Burnier-Bon, a fait très fort lors de son dernier congrès, en fusillant d’emblée Bertrand Delanoë, le seul candidat à sa direction qui avait quelques chances de damer le pion à Nicolas Sarkozy en 2012. Voilà un homme d’expérience, disposant d’une base arrière performante pour se préparer au combat présidentiel, la mairie de Paris, et doté d’un farouche désir de monter la dernière marche de l’échelle des honneurs républicains. De plus, son style classique d’homme politique ne confondant pas show-bizz et combat militant rassure les « tradis » du parti, alors que sa gestion hardie de la capitale séduit les « bobos » modernistes. Bref, c’était l’homme qu’il fallait absolument écarter si l’on ne voulait pas interrompre la série de défaites présidentielles brillamment réussie par le PS depuis 1995.
Cette opération a été menée de main de maître par trois personnages dont la discrétion n’a d’égale que l’efficacité dans la mise en œuvre d’une stratégie visant à éviter à tout prix que leur parti se trouve en position de conquérir l’Elysée en 2012. Il s’agit de Jean-Noël Guérini, président du conseil général des Bouches-du-Rhône, Gérard Collomb, sénateur-maire de Lyon, et de Georges Frêche, président du conseil régional Languedoc-Roussillon. Sans l’apport des voix venues de puissantes fédérations contrôlées par ces trois barons locaux, Ségolène Royal aurait été largement devancée par ses concurrents et définitivement écartée d’une course présidentielle, où elle a démontré ses immenses capacités de perdante.
Ce détail n’a pas échappé à nos trois parrains de province pour qui l’accession d’un socialiste à la magistrature suprême serait une catastrophe. Comme ils sont totalement dépourvus d’ambition présidentielle, mais entendent bien rester maîtres en leur fief le plus longtemps possible, ils ont constaté que chaque fois que la gauche tenait les manettes à Paris, les élections locales étaient désastreuses sur l’ensemble du territoire. Or Gérard Collomb, dit Gégé entre Rhône et Saône, entend bien rester assis dans son fauteuil de maire de Lyon jusqu’à ce que l’âge l’en écarte, ce qui n’est pas du tout-cuit dans une ville sociologiquement difficile pour la gauche. Jean-Noël Guérini, qui a raté d’un cheveu la mairie de Marseille en 2008, espère prendre sa revanche en 2014, lorsque Jean-Claude Gaudin prendra sa retraite. Quant au truculent et incontrôlable gaffeur Georges Frêche qui vient de fêter ses soixante-dix ans il est partant pour un nouveau mandat de président du Conseil régional lors des élections de 2009.
Quoiqu’il arrive lors du vote des militants pour désigner le (ou la) prochain(e) premier(ère) secrétaire du PS, nos trois compères sont maintenant à peu près assurés qu’aucune victoire intempestive en 2014 ne viendra perturber leur plan de carrière. Passons rapidement sur Benoît Hamon, dont la ligne gauchiste est une garantie absolue de défaite, mais qui ne semble pas en mesure de l’emporter au sein du PS. Martine Aubry pourrait, elle, présenter un réel danger: son positionnement social est en phase avec les aspirations des classes populaires et moyennes angoissées par la crise économique, et son désir de pouvoir est incontestable. Mais son exposition en première ligne à la tête d’un parti qui risque fort de subir quelques déboires électoraux en 2009, lors des élections européennes et régionales, est un sérieux handicap. Ségolène, enfin, si elle parvient à l’emporter malgré la coalition de tous ses rivaux est tellement « clivante », comme on dit maintenant dans le jargon Science-Po, que le PS risque, sous sa direction, au pire l’explosion, et au mieux le retrait sur l’Aventin des militants allergiques à son style de télévangéliste.
La vie politique étant tout de même faite parfois de surprises, on ne saurait trop conseiller à nos amis de Lyon, Marseille et Montpellier de se montrer vigilants. Ainsi, dans l’hypothèse où la fréquentation assidue du groupe de Washington des Sex-addicts anonymous permettrait à Dominique Strauss-Kahn de contrôler à l’avenir ses pulsions autodestructrices, il pourrait sérieusement perturber les plans du trio provincial. Car la défaite, comme la victoire, n’est jamais assurée.
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