A la lecture de cet article d’Annick Cojean, grand reporter[1. A mon grand regret, la commission de féminisation des noms de métiers n’a pas fourni de vocable correspondant à l’exercice de ce noble métier par une dame ou une demoiselle.] au Monde, j’ai d’abord été estomaqué. Je n’entretiens aucune illusion sur les mœurs du défunt despote de Tripoli. Tout près de chez moi, en 2008, une affaire de violences contre un couple de serviteurs dans un hôtel de Genève par l’un de ses fils, Hannibal Kadhafi, avait fait grand bruit à l’époque et témoigne des usages en vigueur dans cette famille. Dans ce dernier cas, les constatations de la police et de la justice helvétiques ne laisse planer aucun doute sur la réalité des faits.
J’étais donc prêt à donner crédit à toutes les horreurs racontées par celle qu’Annick Cojean présente sous le nom de Safia, qui lui narre le calvaire subi pendant les cinq ans où elle servit d’esclave sexuelle à Mouammar Kadhafi. Le dossier du dictateur en sera alourdi d’autant, pour autant qu’il doive se présenter un jour devant un tribunal réputé ultime.
Une deuxième lecture de cet article, cependant, a instillé dans mon esprit le début d’un point d’interrogation. Je ne doute pas un instant que « Safia » ait tenu ces propos lors d’une rencontre avec la journaliste. Pour ce que j’ai eu à en connaître de ses qualités, Annick Cojean a toujours été d’une parfaite honnêteté dans son travail, à la différence de certains des membres de l’association des récipiendaires du prix Albert Londres, qu’elle a l’honneur de présider.
Néanmoins, le recueil et la publication d’un témoignage de ce genre n’est pas un acte journalistique banal, et si grande puisse être la confiance accordée à un journaliste, ce récit a besoin d’être étayé par autre chose que la seule parole de la victime.
On doit se souvenir, en effet, de tous les délires qui ont été déclenchés chez des jeunes femmes fragiles et mythomanes au moment de l’affaire Dutroux, en Belgique. Les colonnes de magazines français étaient alors remplies de récits de prétendues victimes d’orgies sexuelles organisées par des réseaux de riches et puissants belges dont Marc Dutroux aurait été le pourvoyeur. Les turpitudes rapportées étaient à la mesure de l’horreur suscitée par les crimes, bien réels ceux-là, commis par Dutroux et ses complices. Aucune des allégations rapportées dans les entretiens avec les femmes « victimes » n’avait reçu la moindre confirmation, et pourtant chaque piste, même la plus farfelue était explorée avec la plus grande minutie par la police et la justice belges. Ces témoignages se caractérisaient par un luxe de détails relatifs non seulement aux pratiques sexuelles de leurs bourreaux, mais aussi aux lieux où ces crimes auraient été commis, assorti d’autres précisions sans rapport direct avec les viols, mais qui faisaient plus vrai que vrai. Lorsque les regards du monde entier se portent sur un pays jusque-là ignoré où se passent des choses extraordinaires, voire effarantes, l’irruption du discours mythomane n’est jamais à exclure.
On a donc le droit de se poser quelques questions sur la validité du témoignage de Safia, sauf à penser, comme certaine théoriciennes féministes d’outre-Atlantique, que les femmes violées disent toujours la vérité, même quand elles mentent. Sur les conditions de cette rencontre, Annick Cojean ne nous fournit que le minimum syndical informatif : une conversation « de plusieurs heures dans un hôtel de Tripoli ». Doit-on en déduire que Safia, ayant appris qu’une vedette du journalisme français séjournait dans la capitale libyenne a demandé à la voir ? Se sont-elles rencontrées chez le coiffeur et ont-elles fait connaissance en bavardant sous le casque ? Ou alors Safia a-t-elle été amenée par un intermédiaire pour raconter son histoire à la journaliste du Monde ? Dans ce cas, il aurait été utile au lecteur de savoir qui était cet intermédiaire et à quel titre il agissait en tant que tel… Ces détails sont secondaires, objectera-t-on, et relèvent de la quadrisectomie capillaire ! Ecoutez plutôt la longue plainte de la femme violée, souillée, avilie par le tyran sanguinaire et libidineux ! Ce récit, rehaussé des figures de style d’Annick Cojean (« Il la reçoit rapidement, hiératique, les yeux perçants ») rassemble tous les clichés et fantasmes qui peuvent circuler en ville sur les turpitudes prêtées au tyran déchu et lynché. C’est Angélique, marquise des Anges aux mains des barbaresques, mâtiné de manga pour adulte version sado-gore. Cela seul contribue déjà à le rendre suspect.
Mais comme tous les récits de ce type, il comporte une faille qui peut faire planer le doute sur l’ensemble des faits rapportés. Safia affirme avoir échappé à ses gardes-chiourmes lors d’une visite chez ses parents- en sortant de chez elle déguisée en vieille femme. Elle se serait rendu à l’aéroport et aurait pu embarquer dans un avion pour la France grâce à « une complicité à l’aéroport ». Fort bien. Cela implique qu’une « esclave sexuelle » du Guide ait été autorisée à posséder un passeport, de plus pourvu d’un visa pour la France, qui, comme chacun sait, se montre assez pointilleuse dans le contrôle des voyageurs venus de ces régions. On conviendra que cela cadre assez peu avec le mode de vie qui était imposé, selon ses dires, à Safia. Qu’a-t-elle fait en France pendant l’année où elle y séjourna ? Pourquoi n’a-t-elle pas dénoncé alors les faits dont elle se dit aujourd’hui victime ? Pourquoi est-elle retournée en Libye, alors qu’elle pouvait être en butte à la vindicte du monstre ? Mystère… Comme dirait Boris Vian « Y a quelque chose qui cloche là d’dans »…
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