J’ignore si l’événement doit être réellement porté à la connaissance du public. Lorsqu’un phénomène est aussi régulier qu’un lever ou un coucher de soleil, il n’y a pas matière à commenter. Pourtant, on ne s’en lasse pas : Eva Joly vient encore de manquer une occasion de se taire.
Elle commémorait à sa manière le 11 novembre. Elle ne s’est pas rendue à un monument aux morts, elle est allée, à Paris, devant le « Mur de la Paix ».
Parce que les monuments aux morts, voyez-vous, ça la défrise, l’ex-juge Joly. Elle doit trouver que c’est pas recyclable assez vite.
Comment peut-on avoir une conscience historique aussi défaillante pour ne pas comprendre que ce qu’un pays honore dans ces monuments qui jalonnent, depuis le début des années 1920, le moindre de nos villages ce n’est pas la guerre, mais ceux qui ont accompli le sacrifice suprême ? De bons gars qui n’avaient pas vingt ans, qui avaient quitté les champs, les paysages familiers, les amis et les amours naissantes, en Meuse ou dans la Somme, en Picardie et aux Dardanelles, pour y laisser leur peau. Pas une commune, pas une famille en France n’a été épargnée par la boucherie de la Grande Guerre.
La paix, les soldats de 14-18 la désiraient plus que Mme Joly et ses mièvres proclamations sur « l’espoir européen » : ils en savaient la valeur et en ont payé le tribut dans la guerre, la boue et le sang.
Le temps a passé, mais ces hommes nous apprennent encore aujourd’hui, par leur exemple et leur sacrifice, la valeur de la paix. Cela s’appelle la conscience historique, c’est elle qui donne un sens aux choses et aux événements. C’est une chaîne discrète qui unit les générations et forme véritablement une nation.
Comment peut-on avoir une vision aussi indigne, et pour tout dire débile, de la justice pour se permettre de juger l’histoire en célébrant les mutins de 1917 plutôt que les autres ? Les procès en révision des soldats condamnés et exécutés pendant la Grande Guerre ont déjà, pour la plupart, eu lieu dès les années 1920 : beaucoup ont été réhabilités.
Mais en quoi ceux qui sont allés au combat, ceux qui n’ont pas reculé devant le feu ennemi seraient-ils moins dignes d’honneur ? Qui est donc Mme Joly pour aller fouiller dans nos cimetières et y ranger nos morts ? Est-elle la fille de la justice incarnée, une furie, l’autre nom de la vengeance ?
La Grande Guerre, c’est, comme la Révolution française chez Clemenceau, « un bloc ». Cela vaut pour toute notre histoire : on la reçoit telle qu’elle vient et non pas telle qu’on voudrait qu’elle fût. Elle ne sert pas, comme vient de le faire la candidate des Verts, à s’exercer au tri sélectif.
Le comble est que Mme Joly ne se contente pas de commémorer ses morts à elle en silence. Elle parle. Elle a parlé et c’était pour déclarer : « Je voudrais que nous arrêtions de penser que c’est l’Allemagne qui a perdu la guerre, que c’est la France qui l’a gagnée, et que nous nous concentrions sur l’essentiel, l’espoir européen. »
Là, on se dit que Mme Joly déraille complètement. Ou qu’elle a simplement loupé un petit épisode de l’histoire qui court de 1922 à aujourd’hui. Jamais, dans les commémorations du 11 novembre qui ont été instituées en 1922, il n’a été question de « penser que c’est l’Allemagne qui a perdu la guerre, que c’est la France qui l’a gagnée ». Cela n’a jamais été le sujet. C’était même tout le contraire. Le directeur du Journal des mutilés, qui était le plus important titre de la presse combattante, écrit en novembre 1922 : « Ce qui importe enfin, c’est que la fête du 11-novembre soit dépourvue de tout apparat militaire. Ni prise d’armes, ni revue, ni défilé de troupes. C’est la fête de la paix que nous célébrons. Ce n’est pas la fête de la guerre. » Il traduisait ici le sentiment général en France : la guerre, on n’en voulait plus. Elle avait été un odieux massacre. Et si l’on se réunissait autour des monuments aux morts une fois l’an, c’était pour rendre hommage aux victimes. C’était aussi pour se rappeler le « plus jamais ça » qui prévaudrait jusqu’en 1940 et qui ferait peser sur la France de l’entre-deux-guerres un climat assez général de pacifisme que rien ne viendrait troubler sauf la guerre elle-même…
La seule fois où l’on ait vu, de toute notre histoire, un 11-novembre prendre un caractère franchement anti-allemand, ce fut le en 1940 quand des étudiants remontèrent en cortège les Champs-Elysées pour aller, sous l’œil de l’occupant nazi, déposer une gerbe en forme de croix de Lorraine sur la dalle du Soldat inconnu. C’étaient les débuts de la France libre. Oui, on devrait présenter nos excuses collectives à Mme Joly : on s’est un peu mal comportés puisqu’en refusant, un peu maladroitement, la gentille occupation de nos voisins et néanmoins amis nazis, nous avons retardé l’avènement de cette Europe qui est belle dès lors qu’elle est unie.
De deux choses l’une. Soit Mme Joly est complètement frapadingue au point de demander qu’on en vienne à transformer le 11-novembre en ce qu’il est depuis quatre-vingt-neuf ans. Soit elle est totalement ignorante de l’histoire du pays. Ce n’est pas, comme le disait le 14 juillet dernier François Fillon, qu’Eva Joly n’ait pas « une culture très ancienne de la tradition française », c’est qu’elle n’ait pas de culture du tout.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !