L’ennui, avec les rapports commandés par les gouvernements pour les aider à trancher (ou à ne pas trancher) les questions épineuses, ce sont les fuites. Le scénario est connu. Quelques journalistes futés ou manipulés par ceux que les mesures préconisées insupportent publient sous forme de « scoop » quelques extraits habilement choisis du document. Dans l’heure qui suit, avant même d’avoir pris connaissance d’un texte où l’argumentation est aussi importante, sinon plus, que les conclusions, ceux qui s’estiment lésés montent au créneau médiatique pour enjoindre le pouvoir d’ouvrir un tiroir bien profond et d’y enfouir à jamais ces propositions infâmes.
L’étude sur la réforme des commémorations nationales, confiée par l’Elysée à une commission présidée par le professeur André Kaspi, n’a pas échappé à la règle. Alors que le rapport ne devait être rendu public que mercredi 12 novembre, le secrétaire d’Etat aux anciens combattants, Jean-Marie Bockel, et le président du groupe UMP à l’Assemblée, Jean-François Copé, ont enclenché la marche arrière avant même que le débat public ait eu la moindre chance de se développer. Ainsi va, chez nous, la démocratie, que l’on pourra qualifier de plombière, puisque le gouvernement passe son temps à colmater des fuites dont l’origine est aussi variée que mystérieuse.
Cela serait d’autant plus dommage que, pour une fois, une commission de « sages » s’affranchissait de la langue de bois usuelle pour aller droit au but et proposer une ligne claire : « Il n’est pas sain qu’en l’espace d’un demi-siècle, le nombre des commémorations ait doublé. Il n’est pas admissible que la nation cède aux intérêts communautaristes et que l’on multiple les journées de repentance pour satisfaire un groupe de victimes, car ce serait affaiblir la conscience nationale », peut-on lire dans la conclusion du rapport. Il dénonce également « le clientélisme ou le communautarisme mémoriel qui provoque des revendications nouvelles et incessantes ». En conséquence, il est proposé de réduire de douze[1. Actuellement, il y a en avril la journée de la déportation (1954), le 8 mai la victoire de 1945 (1981), le 10 mai l’abolition de l’esclavage (2001), le deuxième dimanche de mai la fête nationale de Jeanne d’Arc (1920), le 8 juin l’hommage aux morts d’Indochine (2005), le 17 juin l’hommage à Jean Moulin (c’est un usage), le 18 juin l’appel du général de Gaulle (2006), le 14 juillet la Fête nationale (1880), le 16 juillet l’hommage aux Justes de France (2000), le 25 septembre l’hommage aux harkis (2003), le 11 novembre l’armistice de 1918 (1922), le 5 décembre l’hommage aux morts de la guerre d’Algérie (2003).] à trois – 8 mai, 14 juillet et 11 novembre – les jours où l’ensemble de la nation serait invitée à se rassembler autour de souvenirs partagés et de valeurs communes. André Kaspi et ses commissionnaires parlent d’or et désignent en creux, car ce sont des gens courtois et bien élevés, le principal responsable de cette inflation de journées commémoratrices : Jacques Chirac, qui, entre 2000 et 2006 en a doublé le nombre !
Surtout, il a insidieusement introduit dans l’esprit public l’idée qu’il existe un droit des minorités à faire assumer la mémoire des souffrances subies dans un passé plus ou moins lointain par l’ensemble de la communauté française. Quant à ceux qui ne se revendiquent d’aucune autre appartenance que nationale, ils ne sauraient échapper à un incontournable devoir de repentance transgénérationnel. Le repentir collectif ad vitam aeternam est une injonction perverse qui soulage ceux qui ont, individuellement, commis des crimes sous couvert de l’Etat. Le problème est qu’elle impose aux générations qui n’ont rien à voir avec ces agissements un fardeau moral aussi insupportable que le poids de la dette économique contractée par des ascendants jouisseurs.
Il est cependant plus difficile de supprimer l’une de ces journées que d’en créer une : à la première tentative, les groupes concernés, du moins ceux qui s’en prétendent les porte-paroles, ne manqueront pas de pousser les haut-cris, et de menacer les responsables de leurs foudres électorales. Dans la configuration actuelle, il apparaîtrait en outre injuste de fermer le portillon à ceux qui estiment remplir les critères de victimisation suffisante pour l’obtention d’une journée spécifiques : Tsiganes, Vendéens et Occitans héritiers des Cathares ont déjà leur dossier tout prêt…
C’est pourquoi la méthode Kaspi est la seule courageuse et porteuse de clarification créatrice: en redonnant du contenu et du faste aux trois grandes journées nationales, on fera plus pour l’intégration des citoyens de toutes origines qu’en donnant une aumône symbolique à ceux qui gémissent sans cesse. Puisqu’il est maintenant redevenu à la mode de se référer au modèle américain, prenons-en de la graine. Les communautés porteuses de mémoire, de valeurs et de traditions se rappellent à l’attention de la nation en paradant dans les rues le jour qui leur convient : ainsi, New York pavoise en vert en mars, à la Saint-Patrick et en bleu et blanc en mai pour Yom Haatzmaout (indépendance d’Israël), et tout le monde est content. Rien n’empêche les officiels de se montrer au peuple ces jours-là, et aux amis des groupes concernés de faire la fête avec eux, ce qui ne manque pas de se produire, surtout à la Saint-Patrick largement plus arrosée que son homologue juive. En France, rien n’empêche les dépositaires des mémoires spécifiques de se manifester publiquement à une date qui leur semblera adéquate : s’ils savent s’y prendre, il verront affluer à leurs cérémonies le ban et l’arrière-ban de la République, et tous leurs amis, qui sont plus nombreux qu’ils ne le pensent.
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