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Bérénice outragée


Bérénice, mis en scène par Muriel Mayette

Aucun rappel enflammé, aucun bravo exalté, la salle dépitée assure le service minimum avec des applaudissements froids et convenus. Le dernier adieu de Bérénice à Titus a laissé de marbre le spectateur qui, dans l’ultime « Hélas ! », lâché d’une voix molle et chevrotante, entend un « Enfin ! » de soulagement.

Après Andromaque, mise en scène l’an passé, c’est au tour de Bérénice d’être malmenée. Pour notre plus grand déplaisir, l’administratrice du Français, Muriel Mayette persiste, signe et déracine la passion tragique racinienne qui devrait empoigner le cœur bouleversé en le faisant frémir d’effroi et brûler de pitié.
Que de regrets de ne pas avoir souffert de la déchirante séparation de Titus de Bérénice ! Quelle déception de découvrir Bérénice, amoureuse tragique et malheureuse éperdue, sous les traits d’une femme à l’âge déjà avancé, alourdie d’un embonpoint certain, au visage un peu trop fatigué et à la blondeur platine artificielle !

C’est à se demander si le conflit générationnel, avec sa lutte des places, n’a pas franchi les portes du Français au détriment de la qualité d’une représentation qui doit respecter un minimum de vraisemblance. Racine l’a lui-même écrit dans sa préface adressée à Colbert : « Il n’y a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie », faisant probablement allusion à l’amour de jeunesse de Louis XIV pour la nièce de Mazarin, Marie Mancini.

Mais revenons à Rome, à Bérénice, à Titus et à Muriel Mayette, « ultime objet de notre ressentiment ». Loin d’être rythmée par l’affrontement de deux passions inconciliables, la gloire ou l’amour, le pouvoir ou la vie, Rome ou Bérénice, la marche inexorable vers le moment fatidique où Bérénice apprend, de la bouche aimée et bientôt haïe, son funeste sort, est gâchée par une gestuelle caricaturale et absurde, par des vers déclamés sans âme et par une mise en scène complètement aseptisée. Je fais grâce de cette critique aux acteurs qui interprètent les confidents, en particulier à Simon Eine qui a su remarquablement incarner Arsace, le confident d’Antiochus.

Alors que Bérénice est une tragédie où le corps explose par des cris, suffoque par des gémissements et se décompose par des larmes, Muriel Mayette, en stoïcienne réfractaire au pathos, l’ostracise et muselle la douleur. Craignant de tomber dans le piège de la surenchère émotionnelle et du dolorisme larmoyant, elle désincarne la tragédie racinienne et prive le spectateur de cette tension aiguë où tout peut encore arriver, où Titus, Bérénice et Antiochus, peuvent aussi bien basculer dans le pire et mourir que sauver l’amour et la gloire qui leur reste. Quel supplice de voir Muriel Mayette passer à côté du génie racinien ! S’enferrer dans une interprétation impersonnelle et abstraite ! Empêcher justement de sentir comment Racine a su concilier le dilemme cornélien avec la tragédie élégiaque !

Bérénice est présentée comme une reine froide et distante et non comme une femme passionnément amoureuse et éternellement malheureuse. Le spectateur est, du coup, insensible aux retournements successifs des décisions de Titus, et ne ressent pas l’insupportable tiraillement entre un empereur qui doit régner et un homme qui brûle d’aimer. La Bérénice qui passe de l’espoir d’un avenir radieux aux troubles du désarroi, du fracas de la révolte à l’odieuse résignation, la Bérénice, meurtrie dans sa chair par cet amour furieux devenu impossible, qui laisse exprimer sa douleur et fait éclater sa grandeur, n’est définitivement pas sur scène. À la place, se trouve une Bérénice, à la voix mal placée et aux gestes étriqués, qui annone plus qu’elle ne déclame, qui récite plus qu’elle ne joue, qui est actrice avant d’être Bérénice.

Des spectateurs nostalgiques soupirent et se permettent de dire « Hélas ! Geneviève Casile », et certains, pris dans l’élan de leur imaginaire, se consolent en se représentant Bérénice sous les traits magnifiques d’une Isabelle Adjani avec la beauté farouche et superbement tragique qui était celle de ses vingt ans. Et c’est alors que les brumes du désespoir, infligé par cette absence d’émotions et d’incarnation, se dissipent pour laisser peu à peu percer l’espoir que Muriel Mayette tire sa révérence et que Bérénice soit la dernière pièce de son cycle racinien.



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