Dans son Peter Thiel, un Ravachol ultralibéral, Jérôme Leroy évoque le projet un peu fou du patron de Paypal, qui souhaite créer une petite société sans État sur une île artificielle, au large de San Francisco, et en profite pour nous parler de ce fameux mouvement « libertarien » américain. Quand Jérôme me lance une balle, je la saisis au bond.
Un petit retour en arrière s’impose. Le libéralisme, le vrai, est une idée née en Europe au siècle des Lumières. Il plongeait ses racines bien plus profondément dans l’histoire de la pensée − Aristote, Lao Tseu, les scolastiques de l’École de Salamanque… − mais c’est au cours du XVIIIe siècle qu’il est devenu, en réaction à l’absolutisme royal, un système de pensée cohérent et formalisé. Ses pères sont Turgot, Smith, Say, Locke, Hume, Condillac ou Montesquieu, pour ne citer que quelques noms. Le libéralisme, le vrai, devient alors un ensemble philosophique qui fonde sa conception de la société des hommes sur une seule notion : la liberté. Il n’y a pas, pour un libéral, de différence entre ce que nous appelons aujourd’hui « liberté politique », « liberté économique » ou « liberté sociale » ; il y a la liberté ou il n’y a pas de liberté. Entre les droits naturels de John Locke et la main invisible d’Adam Smith, il n’y a pas de frontière, pas de contradiction ; tout ceci forme les fondations de ce que nous, libéraux, appelons le « libéralisme ».
Mais le libéralisme n’est pas et n’a jamais été monolithique.[access capability= »lire_inedits »]Les idées libérales dites « classiques » s’enrichissent de la sensibilité personnelle des auteurs : libéraux de gauche, libéraux conservateurs, « minarchistes »[1. Libéraux qui prônent un État exclusivement recentré sur ses fonctions régaliennes : la justice, la police, l’armée et la diplomatie. ou anarcho-capitalistes sont autant de branches de la grande famille libérale qui, comme dans toutes les familles, ont une fâcheuse tendance à oublier tout ce qui les rassemble pour se focaliser sur leurs quelques différences.]. « Trois communistes, quatre avis » : c’est au moins aussi vrai pour les libéraux. (Je ne voudrais pas chipoter, mon cher Georges, mais historiquement, la blague est plus adaptée aux juifs qu’aux communistes… EL.)
Ainsi, quand Jérôme décrit les idées « libertariennes » de Peter Thiel, il fait en réalité référence au courant anarcho-capitaliste − voir, entre autres, des auteurs comme Gustave de Molinari ou Murray Rothbard − c’est-à-dire à ceux d’entre nous qui se passeraient volontiers d’un État. « Libertarien » est un terme anglo-saxon et même américain qui n’existe pas dans la langue de Molière et dont la meilleure traduction est tout simplement « libéral ». Sa raison d’être est toute simple : aux États-Unis, liberal signifie − en gros − « social-démocrate de gauche » ; quand les libéraux américains, menés par Ron Paul, ont voulu marquer leurs distances autant avec les conservateurs républicains qu’avec les progressistes démocrates, ils n’ont eu d’autre choix que de fonder un « Libertarian Party ». De fait, les libertariens états-uniens regroupent les mêmes tendances que les libéraux français − du libéralisme classique à l’anarcho-capitalisme − ; la seule véritable différence, c’est qu’ils sont beaucoup plus nombreux.
Contrairement à ce que Jérôme fait semblant de croire[2. Jérôme est communiste, certes, mais il est aussi taquin.], votre serviteur n’est pas anarcho-capitaliste. Si je pense que l’État est un mal, un appareil social fondé sur la violence et dont la seule raison d’être est de restreindre nos libertés, je pense néanmoins que c’est un mal nécessaire et même (malheureusement) indispensable. J’aimerais sincèrement être « anarcap » mais non, vraiment, je n’y crois pas[3. Pardon les copains, mais là, je suis Mises.]. C’est cette conviction que l’État, le gouvernement et les politiciens ont un rôle à jouer dans nos sociétés, mais un rôle limité et sévèrement contrôlé, qui fait de moi un libéral classique à la mode française dans la ligne des Turgot, Tocqueville et autres Bastiat. Jérôme a raison : l’anarcho-capitalisme a ceci de commun avec le communisme que les deux sont des utopies intellectuellement séduisantes qui n’ont jamais existé et n’existeront probablement jamais[4. Cela dit, j’encourage vivement ceux d’entre vous qui ont un peu de curiosité et du temps à lire Murray Rothbard (« L’Éthique de la liberté », par exemple) ; vous serez surpris.]. Mais en ce qui concerne M. Thiel, il y a tout de même une différence : il n’oblige personne à venir vivre sur son île.
Ce qui est intéressant dans le projet de M. Thiel, c’est son existence même : voilà un libertarien américain qui, manifestement, considère que son pays, pourtant réputé « ultralibéral », ne lui propose plus le genre de société dans laquelle il veut vivre. Voilà la vérité que je partage avec M. Thiel et quelques autres : nous ne vivons pas dans une société socialiste mais nous ne vivons pas non plus − et depuis longtemps − dans une société libérale. Le monde des hommes n’est ni noir ni blanc : il est en nuances de gris. Je mesure bien que cette affirmation en choquera plus d’un mais, pourtant, si vous acceptez d’y regarder de plus près, vous observerez quelques faits troublants. Par exemple, aucun − je dis bien aucun − homme politique français d’envergure nationale ne se réclame du libéralisme ; de Marine Le Pen à Jean-Luc Mélenchon en passant par les barons de l’UMP et les caciques du PS, tous − à divers degrés − prônent une intervention accrue de l’État dans nos vies[5. De fait, il n’y a aujourd’hui en France qu’un seul parti ouvertement libéral − le Parti libéral -démocrate (PLD).]. Considérez Ron Paul : avez-vous entendu parler de ses scores lors des primaires républicaines ? Eh bien, les Américains non plus : c’est le « black-out » total. Lisez la presse, faites un tour dans les librairies, écoutez la radio et vous constaterez ,comme moi, que les seuls avis qui y sont relayés sont profondément et explicitement antilibéraux. Tenez, au hasard : combien d’auteurs libéraux avez-vous vu intervenir sur Causeur[6. Un grand merci à la patronne !] ? Et dites-moi sincèrement : à l’École de la République, que vous a-t-on appris ? Suis-je le seul lycéen à qui son professeur d’économie a conseillé de lire Alternatives économiques ?
À ceux qui pourraient être tentés par l’aventure, je ne mentirai pas : être libéral en France aujourd’hui, c’est un peu comme faire partie des assiégés de la citadelle du Gouffre de Helm. Cela présente des avantages − nous sommes si peu nombreux que nous finissons par tous nous connaître − mais surtout des inconvénients, notamment celui de s’entendre répéter à longueur de journée que Nicolas Sarkozy ou Dominique Strauss-Kahn sont des « ultralibéraux ». C’est proprement insupportable, mais, que voulez-vous ? Comme disait l’autre : « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. »
Aux autres, celles et ceux qui pensent dans le sens du vent par conviction, conformisme ou paresse intellectuelle, j’ai envie de donner un conseil − et c’est un vrai conseil de la part de quelqu’un qui, comme le dit si bien Jérôme, vous veut du bien : lisez. Ne serait-ce que par simple curiosité ou pour mieux me contredire, lisez et découvrez ce formidable héritage intellectuel[7. Je vous suggère le site de l’Institut Coppet, qui s’est donné pour mission de faire revivre et de traduire ces textes.] : vous ne pouvez qu’en sortir grandis.[/access]
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