Accueil Culture « Socialisme ou barbarie, il faut choisir. Maintenant ! »

« Socialisme ou barbarie, il faut choisir. Maintenant ! »


Jean-Claude Michéa


Nous publions cet entretien en deux parties en le faisant précéder d’une introduction de Jacques de Guillebon.
La rédaction

Un professeur de liberté

Jean-Claude Michéa est l’instituteur d’une époque sans institution, le professeur d’un temps de faillite, le maître d’une génération qui avait même oublié qu’elle ne savait rien. Au début ou au milieu du chemin de notre vie, il est apparu solitaire dans cette forêt obscure où la voie droite avait été perdue, comme un autre Virgile, comme le cicerone inespéré qui permettrait peut-être, sinon d’en sortir, au moins de découvrir le sens de ce labyrinthe.
Homme secret et fuyant les grands médias, notre Montpelliérain enraciné montre, livre après livre, que la solution est sous nos yeux, en actualisant simplement Orwell. Apparu dans la vie publique intellectuelle il y a quinze ans, avec son classique Orwell, anarchiste tory, Michéa dévide le même fil d’Ariane, livre après livre, jusqu’à ce Complexe d’Orphée. Le Minotaure tapi au fond du dédale, qu’il identifie sous le nom de libéralisme, il l’y combat sur tous les fronts : économique, philosophique et politique. C’est ici qu’il s’est révélé comme notre contemporain Socrate : en nous réapprenant que la machine à détruire toute forme de vie possède une cohérence interne qu’il s’agit de mettre au jour, précisément pour prétendre lui résister. De la leçon d’Orwell, quand les contemporains s’accommodent de la seule condamnation du totalitarisme, il aura déduit que le péché originel du XXe siècle réside dans l’alliance historique du socialisme et de la gauche, opérée notamment au moment de l’affaire Dreyfus. De ce contrat léonin, le socialisme sera ressorti défiguré, dépouillé de sa puissance critique du Progrès pour devenir l’idiot utile de la « gauche libérale ».
Opposé autant au procès du matérialisme historique marxiste qu’à la gorgone libérale, c’est finalement − à travers les terminologies transitoires de la common decency ou de ce populisme cher à Christopher Lasch, qu’il introduisit en France − à la pensée du socialisme originel, dont les frontières avec l’anarchie demeurent floues, que Michéa remonte. Quoiqu’il l’épure de son caractère chrétien, il garde de ce socialisme la critique concomitante du marché et de l’État et c’est à la morale commune et immédiate des petites gens et du ballon rond que va son allégeance. Préférant à la charité chrétienne la théorie du don et du contre-don dégagée par Marcel Mauss, c’est naturellement la sobriété de la décroissance qu’il oppose aujourd’hui à la démesure libérale.
Fils naturel de de Maistre et de Leroux, ce grand professeur de liberté jette les piles du pont qui, peut-être, réunira les fils perdus et séparés de la critique des conditions modernes d’existence.

Jacques de Guillebon

Vous récusez l’universalisme abstrait de la gauche libérale : votre socialisme, ou votre anarcho-syndicalisme, fait-il abstraction des patries, ou les considère-t-il comme un des moyens de l’exercice de la common decency ?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord prendre le temps de revenir sur quelques points de théorie. Mon invitation à dédiaboliser les concepts de « tradition », de « coutume » ou d’« enracinement » n’a jamais impliqué l’abandon du vieil idéal universaliste. Si la notion de progrès moral conserve un sens, aussi bien au niveau individuel que collectif, c’est assurément pour désigner l’ensemble des efforts toujours recommencés que l’être humain est capable d’accomplir pour s’affranchir des limites propres à son univers de départ et cesser de considérer « ce qui n’est pas de son usage » (Montaigne) comme le signe le plus irrécusable de la barbarie (et on trouve la trace de ces efforts dès la plus haute Antiquité).[access capability= »lire_inedits »]

Et si − à la suite des philosophes du XVIIIe siècle − on décide d’appeler « Raison » cette faculté proprement humaine de dépasser son point de vue particulier et de viser des fins « universelles » (autrement dit, des fins susceptibles de parler à tous les individus et à tous les peuples, quel que soit leur langage d’origine), alors il est clair que cet aspect de l’héritage des Lumières se retrouve entièrement dans la tradition socialiste. Ce qui, en revanche, appelle une critique radicale, c’est l’idée (qui remonte à Platon et qui est, malheureusement, au cœur de la philosophie des Lumières) selon laquelle cet exercice de la Raison exigerait une rupture absolue avec le « monde sensible » − celui des appartenances héritées et des situations singulières − tenu pour la source ultime de tous les préjugés et de tous les crimes contre l’humanité (comme s’il ne pouvait pas aussi exister, pour reprendre le mot de Nietzsche, un « fanatisme de la Raison »).

C’est bien cette volonté métaphysique de réduire au silence toutes les passions « identitaires » (l’éloge libéral de l’intérêt bien compris − c’est-à-dire calculé selon les procédures universelles de la raison instrumentale − n’étant que l’autre face de cette critique abstraite des passions) qui a systématiquement conduit les Modernes − et pas seulement la gauche libérale − à voir dans l’arrachement à la nature et à la tradition le geste émancipateur par excellence et la seule voie d’accès possible à une société « universelle » et « cosmopolite ». Or, sans même avoir lu Hegel, Marcel Mauss ou Charles Cooley, la simple expérience de la vie quotidienne suffit à nous apprendre que cet universalisme abstrait des Modernes (dans lequel Engels voyait le « règne idéalisé de la bourgeoisie ») repose sur une méconnaissance stupéfiante des données les plus fondamentales de la psychologie et de l’anthropologie.

C’est seulement, en effet, à partir des formes particulières de la vie locale (ou « territorialisée ») et des relations en face-à-face qui leur sont associées (ce qu’Alain Caillé appelle la « socialité primaire », dont la vie familiale représente un moment majeur) que peuvent se mettre en place les structures élémentaires de la réciprocité et donc, également, les conditions anthropologiques des différents processus éthiques et politiques qui permettront éventuellement d’en étendre le principe fondamental (« donner, recevoir et rendre ») à d’autres groupes humains, voire à l’humanité toute entière.

Comme l’écrivait Josiah Royce (1885-1916), seul « celui qui possède des coutumes est capable de comprendre les coutumes d’un autre ». Alors même que l’homme sans qualité du capitalisme contemporain (celui dont les seules « coutumes » sont devenues l’échange intéressé et la querelle procédurière) se trouve, au contraire, condamné à voir dans toute forme d’existence collective portée par une identité culturelle déterminée − qu’il s’agisse de l’islam, de l’indianité ou du bouddhisme − le signe assuré d’une mentalité arriérée et réactionnaire (de ce point de vue, la littérature coloniale représente sans doute − dans sa naïveté même − l’une des formes les plus pures de l’esprit moderne et mondialisateur : de Tintin au Congo aux oukazes du FMI, la filiation est directe).

Une fois qu’on a compris qu’aucune dialectique d’universalisation véritable ne pouvait donc s’enclencher sans puiser ses conditions de possibilité dans les « règles de croyance et les principes de vie » (Pierre Legendre) propres à une tradition culturelle donnée (c’est un point que Michael Walzer et Martha Nussbaum ont admirablement établi), il devient alors possible d’envisager de façon plus apaisée la fameuse « question nationale ». Dès lors, en effet, que la forme nationale (dont la configuration concrète renvoie toujours à la contingence d’une histoire singulière) permet l’émergence d’un véritable monde commun − par exemple une langue, des habitudes culturelles ou une littérature communes − entre différents groupes ethniques (ou « régionaux ») dont on n’exige pas, par ailleurs, qu’ils renoncent a priori à leurs propres différences et à leurs propres spécificités, elle constitue de toute évidence l’une des figures privilégiées de ce processus d’autocritique universalisatrice « qui supprime en conservant » (Hegel) et qui permet ainsi d’élargir considérablement la sphère de la common decency.

Et comme seul celui qui est affectivement attaché à sa communauté d’origine − à sa géographie, à son histoire, à sa culture, à ses manières de vivre − est réellement en mesure de comprendre ceux qui éprouvent un sentiment comparable à l’endroit de leur propre communauté (comprendre la nostalgie de Du Bellay, c’est pouvoir, du même coup, comprendre celle d’Ovide), on peut en conclure que le véritable sentiment national (dont l’amour de la langue est une composante essentielle) non seulement ne contredit pas mais, au contraire, tend généralement à favoriser ce développement de l’esprit internationaliste qui a toujours été l’un des principaux moteurs du projet socialiste. On sait bien, en effet, qu’il faut d’abord être capable de s’aimer soi-même − acceptation sereine de ses propres limites qui n’a rien à voir avec un quelconque narcissisme − pour pouvoir aimer les autres et les respecter réellement.

Mais si, en revanche, le culte de la patrie, de la frontière ou de la colline inspirée n’est plus que le masque trompeur sous lequel s’avancent, en rangs serrés, la haine de soi, le ressentiment et les passions tristes (c’est toute la différence entre le nationalisme d’un Drumont et le patriotisme d’un Orwell), alors nous avons seulement affaire à une construction psycho-idéologique perverse qui ne peut, en tant que telle, que rebuter tout esprit socialiste ou simplement décent. Au même titre, naturellement, que cet univers hypnotique, glacial et uniformisé qui est l’unique aboutissement possible de l’universalisme désincarné des libéraux modernes − qu’ils soient de gauche ou de droite.

En vous lisant, on a l’impression aujourd’hui qu’une critique de la gauche libérale passera forcément sous les fourches caudines de la décroissance : est-ce le cas ?

Faudrait-il en conclure que les « fourches caudines » de la croissance seraient largement préférables, et peut-être même inscrites à tout jamais dans le marbre de l’Histoire (au point que, partout, les gouvernements libéraux cherchent désormais à en constitutionnaliser la « règle d’or ») ? Essayons plutôt de poser le problème de façon rationnelle. Si l’idée de décroissance (dont la théorisation est, du reste, relativement récente) inquiète encore tant d’esprits, par ailleurs très lucides quant aux nuisances de la civilisation capitaliste, c’est en premier lieu parce qu’ils ont spontanément tendance à en retraduire le sens philosophique à l’intérieur même des catégories imposées par l’idéologie dominante. Dans cette optique faussée, la décroissance (qui, ne l’oublions pas, constitue d’abord une idée régulatrice) ne peut plus apparaître que comme une idéologie « punitive » − mise au point par des intellectuels puritains et dégagés de tout souci matériel − et essentiellement destinée à assurer la continuation du mode de vie moderne au prix d’un certain nombre de restrictions et de privations supplémentaires. Perspective qui n’a effectivement aucune chance de soulever l’enthousiasme de ces classes populaires que les politiques d’austérité du capitalisme moderne ont déjà suffisamment contraintes d’entrer en « décroissance », en ce sens perverti du terme (je rappelle qu’en France, le revenu médian tourne autour de 1500 euros par mois).

Mais il s’agit en réalité de tout autre chose. La décroissance n’est ni une « croissance négative » ni le simple envers de la croissance telle que nous la connaissons aujourd’hui. Elle doit être comprise, au contraire, comme une remise en question radicale des présupposés matériels et idéologiques sur lesquels repose l’imaginaire de la croissance officielle, ou plus exactement (puisque tel est le vrai nom de cette dernière) de cette accumulation illimitée du capital qui constitue, depuis l’origine, le principe même de la civilisation libérale et qui nous est présentée à longueur d’écran comme un processus naturel , inéluctable et irréversible, censé résoudre tous les problèmes rencontrés par les sociétés humaines. Or il existe au moins deux types d’objections de bon sens qui invitent à critiquer un tel mythe. D’une part, nous vivons dans un monde fini, ce qui implique que les ressources de la nature ne sont pas inépuisables (et ceci vaut désormais tout aussi bien pour ces « terres rares » dont l’exploitation intensive conditionne pourtant le développement de ces « nouvelles technologies » dont les idéologues libéraux nous promettent monts et merveilles). Et d’autre part, l’idéologie de la croissance ne peut, par définition, intégrer dans ses calculs abstraits que les activités humaines qui dégagent de la valeur marchande ajoutée.

D’un village malgache qui pratique l’autosubsistance alimentaire, on dira donc qu’il ne crée aucune richesse nouvelle tandis qu’à l’inverse, ceux qui spéculent sur le prix du riz ou du blé (quitte à affamer pour cela des régions entières de la planète) seront considérés par les dirigeants du FMI comme des entrepreneurs parfaitement rationnels et donc, à ce titre, comme de véritables bienfaiteurs de l’humanité. Ce primat structurel de la valeur d’échange sur la valeur d’usage conduit donc, et de manière inéluctable, à édifier un monde dans lequel on privilégiera toujours la satisfaction des envies et des caprices les plus immatures (un écran plat, un iPhone, une nouvelle voiture) au détriment des besoins matériels et moraux les plus élémentaires de l’humanité (la santé, l’éducation, le logement, la culture, un travail décent etc.). Une société dont la croissance constituerait le socle anthropologique majeur − en dehors du fait qu’elle devra tôt ou tard se briser sur le mur écologique − se situe donc, par définition, aux antipodes des valeurs morales et philosophiques qui ont toujours soutenu le projet socialiste. Si, maintenant, vous entendiez seulement souligner le fait qu’au sein de la nébuleuse « décroissante », on rencontre quantité de gens bizarres − et parfois même très inquiétants − je vous l’accorderai volontiers. Mais c’est là l’éternel problème des mouvements révolutionnaires.

Je songe à Orwell écrivant que « rejeter le socialisme sous prétexte qu’il compte en son sein tant de piètres personnages est aussi inepte que de refuser de prendre le train parce que le contrôleur a une tête qui ne vous revient pas ». [/access]

La suite demain…

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Le Complexe d'Orphée: La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès

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Octobre 2011 . N°40

Article extrait du Magazine Causeur



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