Savez-vous ce qui mobilise les passions des lecteurs de notre excellent confrère lemonde.fr ? Le duel Obama-McCain ? Pas du tout. Les fluctuations erratiques du CAC40 ? En aucune manière. Les mésaventures judiciaires de Nicolas Sarkozy à la XVIIe chambre correctionnelle ? À peine… Non, le point de fixation des émotions des internautes attirés par les lumières du quotidien du boulevard Auguste-Blanqui est un articulet de quelques lignes rendant compte de l’arbitrage de Michèle Alliot-Marie dans l’affaire des nouvelles plaques d’immatriculation des automobiles.
A l’heure où nous mettons sous presse (ce n’est pas le bouleversement technologique qui va nous priver de nos bonnes vieilles métaphores clichetonnesques, à moins que vous ne préfériez « à l’instant même où, d’un clic, je balance la purée sur le mail d’Elisabeth Lévy »), donc le 30 octobre à 9 h 59, cet article a suscité 147 commentaires, alors que les sujets évoqués plus haut se traînent entre 30 et 60 interventions.
Nous voilà donc en présence de l’irruption d’un phénomène de société que les sociologues guettent avidement, comme naguère le regretté Haroun Tazieff auscultait les entrailles des volcans.
Rappelons brièvement ce dont il s’agit : une directive de Bruxelles enjoint les pays membres de l’UE d’uniformiser le système d’immatriculation des automobiles sur le mode AA123BB. Pour justifier cette mesure, on a mis en avant ses avantages bureaucratiques et policiers. Doté d’un numéro unique de sa sortie d’usine jusqu’à sa démolition à la casse, le véhicule pourra être vendu d’occasion sur tout le territoire de l’UE sans avoir besoin de changer de plaques. La centralisation européenne des fichiers d’immatriculation mettra également fin à l’impunité des contrevenants ayant commis leur forfait contre le Code de la route hors des frontières nationales.
Dès que cette réforme est portée à la connaissance du public, la vague de protestations prend par surprise les éminents technocrates qui l’avaient élaborée au cours de fréquents et fructueux aller-retours en Thalys. « Touche pas à mon département ! » – du tréfonds des provinces de France monte la rumeur sourde de la colère du peuple : « ils » veulent nous priver de notre 59 (les ch’tis), 63 (les auverpins), 67 (les alsacos) et même du 2A et 2B qui ornent les véhicules de l’Ile de Beauté ! Comment vais-je faire pour reconnaître un « pays » si je suis paumé à Donaueschingen ou Madona di Campiglio ? Et les enfants ? Quelle solution de remplacement au jeu de reconnaissance des départements des bagnoles croisées pour éviter les « quand c’est qu’on arrive ? » en lamento troppo ?
La révolte est relayée par les représentants du peuple, députés et sénateurs de tous bords: plus de deux cents d’entre eux adhèrent au collectif de défense de l’affichage départemental au cul des bagnoles.
Il y avait donc le feu au lac, comme on dit chez moi, dans le 74, (prononcer septante-quatre, car la Suisse n’est pas loin). Sur le métier les technos remettent leur ouvrage, et après des jours et des nuits de brainstorming, d’auditions d’experts tels que le patron de la concession Speedy du 8e arrondissement, Julien Lepers, BHL (presque une immatriculation à lui tout seul) et d’autres éminentes personnalités, on parvient à un compromis historique à côté duquel l’accord Aldo Moro-Enrique Berlinguer fait pâle figure.
La nouvelle immatriculation sera bien mise en œuvre, mais à droite de la plaque, en blanc sur fond bleu et dans une dimension moitié moins grande que les chiffres et les lettres du centre devront obligatoirement figurer un numéro de département et le logo d’une région. Dans sa grande magnanimité, madame la ministre de l’Intérieur laisse aux heureux possesseurs d’une nouvelle automobile la possibilité de choisir entre le numéro du département où ils résident, et celui d’un autre pour lequel ils ressentent un attachement particulier. Exemple: j’habite à La Courneuve dans le 9-3, mais je me sens une attirance particulière pour Saint-Jean Cap Ferrat, donc je fais frapper le 06 sur la plaque arrière de ma Logan. Inversement, le possesseur d’une Ferrari résidant à Neuilly optera pour le 93 afin de semer le doute dans l’esprit de la contractuelle demeurant à Bobigny qui s’apprête à l’aligner (« Et si c’était le dealer de la cité des Myosotis? Je risque gros sur ce coup…ça va pour cette fois… »).
Ont-ils imaginé, ces MAM boys and girls, les dégâts que vont causer leurs élucubrations dans des familles jusque-là harmonieusement unies : monsieur est né à Pézenas et prétend imposer le 34 à la voiture familiale, alors que madame, originaire de Saint Quentin, exige la présence du 02. Le premier qui suggère un compromis du style 34 +2= 36 et je divise par 2 ce qui donne 18 est limogé à Vierzon (18100).
On n’est jamais trop paranoïaque: nombreux sont ceux qui ont vu dans cette grave affaire le prélude à une attaque en règle contre le département, dont la disparition comme entité administrative était suggérée dans le rapport Attali. Si cela devait être le cas, sa survie dans le cœur des Français serait au moins aussi longue que celle des anciens francs dans leurs neurones commandant le calcul mental. Pour ma part, septante-quatre suis, septante-quatre reste, morbleu !
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