Les plus subtils observateurs de la faune politique sauvage française auront pu remarquer que depuis des mois – bien avant que commence l’âpre mêlée des primaires socialistes en vue de l’élection présidentielle de 2012 − Martine Aubry, candidate à la magistrature suprême, évoque à longueur de prises de parole la nébuleuse notion anglo-saxonne de care (mot polysémique agaçant renvoyant au soin, à la sollicitude, au dévouement, etc.) Elle y tient tellement qu’elle a fait imprimer des milliers de T-shirts pour ses militants, sur lesquels on peut lire son slogan « Yes we care ! », mollement calqué sur le « Yes we can ! » victorieux de Barak Obama. Mais, qu’est-ce que le care (à prononcer un peu comme le nom de la capitale égyptienne) ? À quelle effrayante société maternante rêve − pour tous les Français − la mairesse de Lille ?[access capability= »lire_inedits »]
Notons, en liminaire, que l’effort déployé par Martine Aubry pour donner à son programme une véritable assise intellectuelle et morale est louable. Ses concurrents et concurrentes socialistes n’ont pas tous engagé ce type de réflexion, à l’instar par exemple de Ségolène Royal qui n’a réussi − au bout d’un travail que l’on présuppose intense − qu’à emprunter au chevrotant Stéphane Hessel son ébouriffante antienne de l’indignation. Le care va plus loin que ce gadget sémantique électoral, et vient de plus loin aussi. Dans les années 1980, outre-Atlantique, des intellectuelles féministes telles que Carol Gilligan ou Joan Tronto ont développé − dans des champs divers allant de l’éthique à la politique − cet impératif altruiste du soin aux autres qui devrait prévaloir sur l’égoïsme prétendument généralisé de nos sociétés contemporaines matérialistes et post-industrielles. Moi non plus. Tronto définit en ces termes le care qui « constitue une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer, ou de réparer notre monde de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». Nous serions bien médisants de penser que l’Amérique récupère toujours le pire de la pensée française, et que les intellectuels français héritent habituellement de la plus irritante pensée américaine qui soit. Le care ne propose pas qu’une optimiste vision altruiste de la société (qui le rattache pourtant à une tradition catholique de gauche prévisible comme un pater noster), mais suit une approche éthique plus rugueuse partant du constat que les valeurs de care qu’il faut encourager (soin, attention à autrui, etc.) sont non seulement particulièrement familières aux femmes (étant très présentes dans les domaines de la santé, de l’éducation, et des services aux personnes, etc.), mais seraient même intrinsèquement féminines… Le salut moral − puis politique − de notre temps passerait donc par la douceur compatissante propre aux représentantes délicates du sexe faible. Ce fameux sexe numéro deux.
C’est vers le mois d’avril 2010 que Martine Aubry a défendu pour la première fois la société du care, à travers une allocution publique et une interview à Mediapart. Elle déclarait crânement : « N’oublions jamais qu’aucune allocation ne remplace les chaînes de soins, les solidarités familiales et amicales, l’attention au voisinage. » La cheftaine socialiste a alors commencé à adhérer avec un enthousiasme sans plus de vergogne à cette vision morale intégrale selon laquelle la dépendance serait le propre de l’humain, et la solidarité entre interdépendants un impératif moral. Un an plus tard, Martine-à-la-campagne-électorale déclarait à nos confrères du Monde : « Le care, c’est l’attention aux autres, le contraire d’une société dure et indifférente. La façon dont on vit ensemble, le lien social sont des questions majeures. La collectivité doit s’occuper de chacun. Mais chacun, dans chaque rue, dans chaque quartier, doit s’impliquer contre la solitude, le vieillissement, la perte d’autonomie. C’est ce que j’ai appelé à Lille la « ville de la solidarité », et cela marche. Le care, ce n’est pas l’assistance. Cela donne de nouvelles responsabilités à l’État, qui doit personnaliser ses réponses. » Et ta sœur ? La société du care propose ainsi une forme d’atténuation des frontières entre le domaine public et le domaine privé : au-delà de l’action sociale découlant de manière verticale, des autorités vers les populations, la société du care encourage et organise une angoissante solidarité horizontale entre les individus. L’intrusif care aubryste vise finalement à accompagner chacun d’entre nous dans la vie privée d’autrui, en vue d’un hypothétique bien collectif… Mais quel est le pas entre l’accompagnement acceptable et l’angoissant réordonnancement globalisé ?
La fille légitime de Jacques Delors et de Pierre Mauroy (pardon pour l’image), déclarait récemment à Rue89 qu’elle retenait… « d’abord du socialisme de l’ère Jospin la morale en politique ». Et pourquoi pas l’« ordre juste » ? Ce care ultra-moralisant ne serait donc qu’une rare et intrigante forme de jospinite aiguë ? Les séquelles prévisibles du passage de Martine Aubry au gouvernement − dans les années de jadis − sous les sarcasmes de Philippe Muray ? Le fait est que l’apparition de ce tropisme altruiste dans le « logiciel socialiste » ne date pas d’hier ; la nouveauté tient davantage à l’actuelle et ridicule tentative maternante et à sa soudaine publicité…
Nous obligera-t-on − demain − à céder aux facilités doucereuses de la solidarité-facilité ? Quel avenir pour les esprits un peu anars qui ne voudront pas s’ouvrir aux autres, comme des huîtres, et n’attendront rien (non plus) de personne ? Les contraindra-t-on, un jour, à avoir de l’affection pour autrui ?
Emphatique empathie…
Mes aïeux, libérez-nous du care ![/access]
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