Le 25 septembre, TF1 diffuse un documentaire d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle, L’Occupation intime, que tous les causeurs découvriront avec un grand intérêt, et peut-être une légère stupeur. Ils seront troublés par les images, bouleversés par les témoignages, en particulier ceux de l’écrivain Benoîte Groult et du chanteur Gérard Lenorman. La première était à l’époque une jeune fille, le second allait bientôt naître. Tous deux sont innocents, tous deux portent un lourd secret. Et l’on est saisi par les mots qu’ils prononcent, à mesure qu’ils avancent dans leurs révélations. J’en entends qui disent : « Encore les nazis, l’Occupation, nos turpitudes, nos péchés ! » Une fois encore, certes, mais cette fois-ci n’est pas de trop.
Il est des documentaires qui sont des procès en sorcellerie, et ne sont que ceux-là. Ils se servent de tout, de l’interprétation ambiguë d’une photographie, de la plus banale des lettres soigneusement sortie de son contexte, pour attirer dans la lumière le sujet de leur enquête. Quand ils l’ont durablement exposé, ils laissent au spectateur le soin de le déclarer coupable. Il est des documentaristes qui sont des accusateurs publics. Le nombre de ces procureurs zélés s’augmente de celui des ruminants massifs qui, depuis une trentaine d’années, vont répétant que ce pays, la France, ne connaît rien de son passé, qu’il n’en veut surtout rien savoir. Selon ces moralisateurs, nos concitoyens se satisfont des pieux mensonges et des vieux comtes roses, qui leur masquent l’épouvante à quoi se résumerait son histoire. Guerres, colonies, racisme, la France a été de tous les mauvais coups, de toutes les embrouilles, de toutes les lâchetés. Défaite en 1940 par une armée de jeunes gens athlétiques conduits par des officiers blonds magnanimes, elle aurait comblé de caresses ses vainqueurs, à la manière d’une créature vouée aux servitudes. Par la suite, en Algérie, elle commit des actes qui signalerait parfaitement sa crapulerie constitutive. Notre légende s’enracine dans le crime, nous sommes ontologiquement lamentables et pervers. Et nous ne laissons derrière nous que des plaignants ; ils forment une file interminable, se bousculent près du guichet des réclamations, où leur sont distribués des titres de martyrs.
Nous avons beau protester, montrer des certificats, donner des références, énumérer des faits, citer Le Chagrin et la Pitié[1. Documentaire de Marcel Ophüls et André Harris (1969), dont l’ORTF préféra épargner la vision à nos concitoyens], Français si vous saviez[2. Documentaire d’André Harris et Alain de Sedouy (1972), en trois époques : En passant par la Lorraine, Général, nous voilà, Je vous ai compris], rien ne peut ébranler nos contempteurs. Pour ces furieux, la France est un organisme en état de léthargie postdigestive, « torturé de crampes séniles »[3. Menace de Prospéro à l’adresse de Caliban dans La Tempête, de William Shakespeare]. Sa mémoire lui fait défaut quand elle ne constitue pas son défaut majeur. Elle n’a rien appris, ou bien elle n’a rien retenu, dans les deux cas, il convient de la blâmer. Alors, les gardiens de la contrition brandissent leur petit matériel de punisseur et d’exorciste : car, c’est bien connu, la France, Satan l’habite…
Pourtant, cette vieille nation, si elle résiste aux esprits simplistes, fournit volontiers aux esprits déliés des explications plutôt que des excuses. Sous les coups et les menaces, elle avouera plus de crimes qu’elle n’en a commis ; mais interrogée sans rudesse, elle fera des aveux circonstanciés, elle reconnaîtra ses torts. Elle sera ainsi au plus près de sa vérité. La France est un pays qui murmure ses fautes. Il fallait la délicatesse, la sensibilité qu’Isabelle Clarke et Daniel Costelle ont maintes fois démontrées, mais également leur fine perception des êtres, pour examiner l’Occupation sous l’angle seul des sentiments, et atteindre ainsi à la tragédie nationale sans jamais s’éloigner des petites comédies sentimentales si légères et si graves. Quelle maîtrise de l’exercice du tête-à-tête pour obtenir, de la part des interlocuteurs, ces confessions si justement et profondément intimes !
1940 : la France est belle. Ses vainqueurs en demeurent éblouis. Un ventripotent citoyen trinque avec eux, des petites foules pactisent… malaise dans la civilisation ! Nos compatriotes sortent à peine d’un cauchemar. Comme il est dit dans le commentaire, ils goûtent au premier ersatz de café, puis toute leur vie sera un ersatz.
Francine avait seize ans : « Je préférais les garçons plus âgés. » Cette inclination fera le bonheur de Willy, soldat de la Wermacht. Il lui apprend à nager. Elle tombe enceinte. Le médecin parle d’avorter, les parents de Francine refusent. Elle accouche. Aujourd’hui, celle dont on ne verra jamais le visage tant sont grandes, peut-être, sa honte et sa crainte, pleure doucement en évoquant la mémoire de Willy tombé sur le front russe : « C’était le premier ! »
Yvette Lebon a fêté cent un an. Vedette de cinéma avant la guerre, maîtresse de Jean Luchaire, homme de presse influent, père de l’actrice Corinne Luchaire, elle dit simplement : « On était inconscient. » Et c’est sans cynisme qu’elle avoue avoir été surtout « occupée » par le cinéma et le théâtre.
Le père de la petite Gisèle Marcovitch était un héros français de la Première Guerre mondiale. On ne sait s’il portait ses décorations dans le convoi qui l’emmenait, en tant que juif, vers Auschwitz, d’où il ne revint pas. Affolée, perdue, Gisèle sonne chez les parents de Benoîte Groult. Je vous laisse découvrir la suite.
Gisèle Guillemot, communiste, s’est engagée dans la Résistance. Elle connut l’envers du décor, c’est-à-dire l’enfer : Ravensbrück.
Jacqueline Dufour, treize ans, écrit à son père, prisonnier : « Je sais que tu as eu très froid. À la maison, il y a un homme, et je suis très malheureuse. » 1940-1945 : années érotiques ? « Si vous ne vouliez pas que je couche avec les Allemands, fallait pas les laisser entrer », répondra crânement Arletty à ses juges. Deux cent mille enfants naîtront de la coexistence amoureuse suscitée par la défaite et l’omniprésence des Roméos en vert-de-gris.
Après la projection, Alain Delon[4. Le commentaire est dit par Alain Delon, sur un ton de sobriété poignante, et par sa fille, Anouchka], assailli de questionneurs, aura ces mots, accompagnés d’un geste de lassitude : « Aujourd’hui, certes, le monde est en crise, nous nous plaignons, mais le vrai malheur, c’est cela ! »
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