Entrée dans son sixième mois, la crise syrienne se transforme en conflit de moins en moins feutré entre la Turquie et l’Iran. De terrain de rapprochement stratégique entre Ankara et Téhéran, la Syrie est en effet devenue une pomme de discorde entre ces deux puissances régionales aux intérêts divergents.
Grâce à la dynastie Assad, Damas constitue une courroie géostratégique essentielle permettant le développement de l’influence des mollahs iraniens au Liban via le Hezbollah, véritable « faiseur de rois » au pays du Cèdre. En outre, la capacité du parti de Dieu à frapper Israël avec ses projectiles à longue portée est l’une des armes stratégiques de l’Iran. En cas d’attaque contre la République Islamique, ses alliés libanais lanceraient une pluie de missiles – livrés par le régime iranien – contre l’Etat hébreu, l’obligeant à lancer une large opération terrestre pour faire cesser les tirs. Un tel conflit serait bien pire que l’opération Plomb durci contre Gaza ou la guerre libanaise de juillet 2006 car la Syrie pourrait s’y joindre, permettant ainsi aux Iraniens d’embraser toute la région.
Or, l’hypothèse d’une Syrie moins amicale voire hostile à la République islamique couperait les voies de communication entre Téhéran et Beyrouth et condamnerait le dessein libanais de Téhéran. Autrement dit, l’intérêt majeur de l’Iran est de maintenir le statu quo qui lui permet d’entretenir l’instabilité au Liban et dans la bande de Gaza, devenue la base de lancement des roquettes du Hamas. C’est pourquoi l’Iran participe activement à la répression de la contestation anti-Assad, main dans la main avec les forces de l’ordre syriennes restées fidèles à Damas.
Pour sa part, l’intérêt d’Ankara s’avère diamétralement opposé à celui de son voisin iranien. Puissance économique plutôt qu’idéologique, la Turquie cherche à assurer la stabilité régionale et à apaiser les conflits en cours afin de favoriser la croissance et le niveau de vie de sa population. C’est dans ce cadre qu’il faut replacer les avances d’Ankara en direction de Téhéran ces dernières années, notamment sur le dossier nucléaire, mais aussi la prise de distance turque avec Israël. Ces deux mouvements parallèles s’inscrivent dans une double stratégie : à l’extérieur, nouer de bonnes relations avec tous ses partenaires pour ouvrir les marchés et éviter les mesures de rétorsion (comme un soutien intempestif à la cause kurde) ; à l’intérieur attiser la fierté nationale et le rejet de l’Occident afin de garantir le succès électoral de l’AKP d’Erdogan.
Avant le « printemps arabe » les intérêts de Téhéran et d’Ankara semblaient converger : l’Iran et la Syrie jouaient la même partition dans le dossier kurde, ce qui permettait à la Turquie de concentrer son attention diplomatique et militaire vers l’Irak, arrière base traditionnelle des mouvements kurdes. La figure de proue du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Murat Karayilan, avait reconnu que la triple alliance antikurde (Syrie, Iran, Turquie), lui posait un grave problème stratégique. Le possible effondrement de ce front commun devrait donc permettre au PKK de dégager une marge de manœuvre perdue depuis quelques années.
Aussi, dès que les Turcs ont compris qu’Assad n’était plus capable de contrôler ses frontières et de tenir « ses » Kurdes, ils se sont empressés de préparer une alternative au régime baathiste, au moins pour limiter les dégâts. À ce raisonnement purement stratégique, il faut ajouter l’embarras d’un gouvernement démocratique qui se trouve du côté d’un dictateur face aux revendications libérales d’une population qui cite parfois la Turquie en modèle…
Il y a une quinzaine de jours, le ministre turc des affaires étrangères a été donc dépêché à Damas pour adresser en personne un dernier avertissement à Assad. Le président syrien lui ayant opposé une fin de non-recevoir, Ankara ne fait plus mystère de sa politique et encourage ouvertement la création d’un Conseil National de Transition à la syrienne, sur le modèle des insurgés libyens. Bien que la tâche soit ardue, les Turcs s’y attellent avec énergie pour endiguer le risque d’une libanisation de la Syrie et éviter que le futur régime syrien leur soit hostile.
Dimanche dernier, le président iranien a décroché son téléphone pour évoquer la question syrienne avec le premier ministre turc. Selon la presse iranienne, Ahmadinejad a mis en garde Erdogan contre toute ingérence occidentale dans des problèmes devant être réglés de manière « islamique ». Si Erdogan n’a pas fait de commentaires, les échanges entre Turcs et Américains nous en disent davantage sur les positions des uns et des autres.
Ces dernières semaines, la Maison blanche a clairement défini les règles d’une éventuelle intervention « à la libyenne » : que le peuple concerné sollicite une aide militaire extérieure et que les États-Unis n’y aillent pas seuls. Dans la crise syrienne, il est de plus en plus clair qu’Ankara s’emploie à remplir le cahier des charges américain. Parallèlement, l’offensive massive que mène l’armée turque contre le PKK au nord de l’Irak sous-entend un accord tacite avec Washington dans le cadre d’une stratégie commune vis-à-vis de la Syrie. Téhéran qui n’est pas aveugle, ne restera pas longtemps les bras croisés.
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