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Le Sinaï sans commandement


Mont Sinaï

Les attentats de jeudi dernier qui ont fait 8 morts dans le sud d’Israël ont révélé au grand jour un fait ignoré des médias, fascinés par la place al-Tahrir : l’Egypte ne contrôle plus le Sinaï. Les tensions entre les Bédouins et l’Etat égyptien ne sont pas nouvelles et les Bédouins qui se partagent la péninsule désertique, du Sinaï, membres d’une dizaine de tribus, ne se sont jamais sentis Egyptiens. Au moment où a éclaté la « Révolution du 25 janvier » le Sinaï était le reflet inversé de l’Egypte « métropolitaine » : à l’ouest du canal de Suez la police tirait sur les manifestants tandis qu’à l’est, les citoyens bédouins tiraient sur les forces de l’ordre. En quelques jours, et avant la chute de Moubarak, ils avaient conquis, en tout cas sur le terrain, leur indépendance vis-à-vis du Caire, chassant à coup de RPG et de kalachnikovs les Egyptiens en uniforme ou les obligeant à s’enfermer dans leurs casernes.

La première victime de la déroute du Caire a été le gazoduc acheminant le gaz égyptien vers Israël et la Jordanie. Depuis six mois, des saboteurs ont fait sauter cinq fois le pipeline – jamais touché sous l’ancien régime – réduisant le volume de gaz acheminé de 80%. Si elles sont pour Israël des désagréments non négligeables, ces attaques déstabilisent plus gravement la Jordanie et son économie. Mais la première cible est l’Etat égyptien, incapable de protéger une installation stratégique qui représente une source de recettes en devises aussi rare que précieuse. Le renforcement depuis février de la présence militaire égyptienne – contraire aux accords de paix avec Israël mais consenti dans ces circonstances – n’a pas non plus permis au Caire de reconquérir la péninsule rebelle.

À la décharge du gouvernement égyptien, la conjugaison d’une forte croissance démographique (la population a été multipliée par 10 en un demi-siècle) et d’une structure socioculturelle tribale fait du Sinaï est une bombe à retardement. L’Egypte, qui a récupéré en 1982, après 15 ans d’occupation israélienne, ce magasin de porcelaine truffé de mines, s’y est comportée comme un éléphant. Le développement galopant de la région a été géré sans le moindre égard pour les susceptibilités et intérêts locaux. Les emplois générés par le développement, notamment dans le tourisme et les services, ont été réservés en priorité aux Egyptiens « de souche », les autochtones ayant été priés de se contenter de miettes et du mépris des fonctionnaires venus du Caire.
Autant dire que pour les Bédouins, l’Egypte est une puissance coloniale qui pille leurs ressources. Aussi la région a-t-elle connu l’enchaînement de la violence et de la répression classique de ce type de conflits, les attaques de postes de police et autres symboles de l’Etat égyptien entraînant une riposte souvent sauvage, comme lorsque le corps de Bédouins tués par la police furent abandonnés dans une déchetterie.

Ecartés des activités légales, les Bédouins se sont spécialisés dans les trafics en tous genres vers Israël et la bande de Gaza. Dans les années 1990, l’une des grandes tribus, les Tarabin, qui essaime jusqu’à Gaza et dans le Neguev israélien, est devenue le pilier du commerce des êtres humains. Après avoir « fourni » Israël en prostituées venues de Russie, ils ont exploité les rêves de malheureux Soudanais qui croyaient arriver…en Terre promise – comme les réfugiés d’Afrique du Nord et de l’Ouest accostant à Lampedusa. Chaque année, plus de 10.000 Soudanais parviennent à franchir la frontière israélo-égyptienne, sans doute grâce aux mêmes complicités que celles dont ont bénéficié les Palestiniens responsables des attentats de jeudi dernier.

Toutefois, depuis l’instauration du blocus israélo-égyptien en 2006, l’essentiel du trafic se concentre vers Gaza, les marchandises acheminées à travers le Sinaï étant ensuite introduites dans le territoire – en partie grâce aux fameux tunnels. Le commerce des armes, qui est le plus lucratif, s’est intensifié après la chute de Moubarak. D’origine iranienne ou libyenne, roquettes, explosifs, armes légères et munitions entrent aisément dans une Egypte ingouvernable pour traverser le Sinaï devenu un Etat dans l’Etat et aboutir dans la bande de Gaza. C’est ainsi que les anciennes roquettes Qassam de fabrication locale ont cédé la place à un armement russe de meilleure qualité. Mais les vaisseaux iraniens ou les convois venus de la « République de Benghazi » livrent aussi bien à leurs clients gazaouites de luxueux « 4×4 ».

Les gardes-frontières égyptiens qui étaient peu soucieux d’empêcher les Palestiniens d’utiliser le Sinaï comme base arrière le sont aussi peu de mettre un terme à ces trafics dont certains bénéficient même s’ils ne sont que le énième chainon d’un système pourri. L’assaut en règle lancé fin juillet par des dizaines de combattants, essentiellement bédouins, contre la caserne de police à el-Ariche (grande ville sur la côte méditerranéenne, non loin de la bande de Gaza), a poussé l’armée à lancer une opération de grande envergure dans le Sinaï. Or, les chances de quelques milliers de soldats égyptiens de reconquérir durablement une péninsule de 60000 km2 sont plutôt faibles. La reconquête de cette « zone tribale », sorte de « Waziristân à l’égyptienne », demanderait des moyens beaucoup plus importants que ceux que l’Egypte peut lui affecter. Si on ajoute à ce tableau l’influence grandissante des Palestiniens de Gaza et des radicaux égyptiens – dont certains, évadés de prison pendant la révolution ont trouvé refuge dans la haute montagne du Sinaï -, on a quelques raisons de craindre le pire.

L’abcès de fixation du Sinaï met en lumière l’inquiétant potentiel centrifuge du « Printemps arabe ». Alors que l’Irak, la Palestine, la Libye, le Yémen et la Syrie ont pris le chemin de la « libanisation », voilà que l’Egypte se montre incapable de faire respecter sa souveraineté sur une des parties les plus sensibles de son territoire. Ceux qui tuent des Israéliens, font sauter le gazoduc et pratiquent le trafic d’armes, de drogues et d’êtres humains, ne mettront probablement pas longtemps à menacer la circulation dans le canal de Suez. L’avenir de l’Egypte ne se joue pas place al-Tahrir mais à l’est de la Mer Rouge.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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