Dans sa fresque romanesque La Grande Intrigue, François Taillandier fait écrire à l’un de ses personnages : « Il est désormais impossible d’imaginer un pays développant une identité politique, historique ou culturelle séparée. Ceux qui y parviennent encore ne le font qu’au prix d’une dictature incompatible avec le modèle démocratique pacifié appuyé sur la puissance militaire. Ils auront complètement disparu d’ici deux générations ».
Sa prophétie n’aura pas attendu deux générations pour s’accomplir. Depuis janvier dernier, elle prend corps sous nos yeux de téléspectateurs drogués au pot-belge du « direct-live ».
Outre la Tunisie et l’Egypte vouées au tourisme de masse, la force centrifuge du printemps arabe s’est abattue sur la Syrie, que l’on croyait pourtant recluse à l’arrière-cour de l’Histoire. Ben Ali, Moubarak, Saleh, Kadhafi, Assad : ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés par le cataclysme de la rue arabe, ce mythe négatif devenu une légende progressiste par la force rédemptrice des sacrosaints droits de l’homme.
Il est acquis- car écrit, répété et sanctifié – que le citoyen arabe a lui aussi droit à la liberté, aux élections (formellement) libres, aux débats télévisés contradictoires et aux discussions virtuelles qui n’en finissent plus. Les ultimes cavalcades autoritaires des quelques contre-réformistes de passage ici n’inverseront pas la dynamique irrésistible à l’œuvre de Rabat à Sanaa : la dignité ne passe plus par ces grands ensembles collectifs qu’étaient les peuples, les cultures et les nations. En ce début de millénaire, le présent perpétuel appartient à l’individu qui ne transige pas avec ses droits subjectifs. Aucun tribun ou officier multimédaillé ne pourra plus subsumer l’homme, fût-il arabe, sous le mythe de la communauté.
Que cela plaise ou non, l’âge des Césars est révolu. Ses éventuels survivants apparaîtront comme les répliques anachroniques- et donc grotesques- des tyrans d’autrefois, si pathétiques de leur morgue surannée.
Comble des paradoxes, le regain de religiosité des sociétés arabo-musulmanes s’émancipe de plus en plus des grands cadres sociaux pour recréer un grand récit surplombant. Certes, l’anomie n’a toujours pas encore droit de cité en terre arabe, l’athéisme non plus, tant s’en faut. A mesure que ces sociétés se réislamisent, elles cèdent à la vogue du subjectivisme partout triomphant. Jusque dans le plus pur traditionalisme coranique, plus question de se laisser imposer ses pratiques d’en haut. L’islamité se vit sur le mode ultra-individualiste du bricolage identitaire : « être musulman comme je l’entends ». A l’Etat, il est désormais interdit d’interdire. Quel renversement de la verticalité des autocraties arabes, laïcisantes ou non, qui toutes paraissent être tombées il y a un siècle ! Après cette révolution copernicienne, l’individu réalise le rêve d’Iznogoud : le calife à la place du calife, c’est lui !
A mesure que les institutions traditionnelles s’érodent, la pression sociale se réduit à l’addition grégaire des volontés individuelles. Impensables jusqu’à ces derniers mois, l’abrogation de l’interdiction du voile dans les universités tunisiennes et la fin de l’allégeance obligatoire au leader-démiurge illustrent le règne de l’individu-croyant qui gère son univers rituel comme un portefeuille d’actions.
A l’écoute des dernières bourrasques arabes, le verdict de Taillandier prend une tonalité particulière. La mort du Père symbolique qu’étaient l’Etat, le Souverain et sa loy inaltérable, est maintenant actée. Dans ce monde arabe qui ne fait plus exception, la modernité finissante aura donc sécrété ses propres poisons. Juste revanche de l’histoire, la souveraineté exclusive de l’Etat sur ses sujets se sera retournée contre les détenteurs (provisoires) de l’appareil de commandement politique. D’agrégat d’atomes humains noyés dans un tout organique, la nation aura muté en communauté d’individus aux revendications individuelles incessantes, à l’image de ces foules de Tunisiens manifestant devant la Kasbah à la moindre contrariété.
Vraisemblablement, on ne tuera plus jamais des milliers d’innocents au nom de la raison d’Etat comme le fit l’armée syrienne en 1982 à Hama. A l’ère des F-16 et du state building made in Fukuyama, on préfère la croisade humaniste et ses gains démocratiques glanés en dépit des inévitables et feuilletonesques dommages collatéraux.
De tout cela, il n’y a pas lieu de juger. Contentons-nous d’accueillir le réel- ou ce qu’il en reste- en passagers impassibles de l’entropie contemporaine.
La grande intrigue, III : Il n'y a personne dans les tombes
Price: 9,40 €
23 used & new available from 1,92 €
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !