Quelques badauds, des familles venues avec leurs enfants, des jeunes en nombre, style bobo ou, plus inattendu, des éphèbes en habits moulants : malgré la présence de militants au style « crâne rasé », on avait du mal à reconnaître le traditionnel public du Front national dans ce melting-pot de looks. Ce petit monde hétéroclite s’est pourtant retrouvé un jeudi après-midi de juin pour écouter les proches de Marine Le Pen plancher sur « La République et les zones de non-droit ». Organisé par le Club Idées Nation du frontiste Louis Aliot, ce premier colloque devait valider la nouvelle identité politique « mariniste » du Front national.
Guest-star annoncée, Gilbert Collard est accueilli par une foule de journalistes qui le photographient frénétiquement aux côtés de la présidente du Front. L’ex-pasquaïen déclare solennellement, en tant que « mariniste », que la présidente n’est « ni raciste, ni antisémite, ni xénophobe ». Fort disert, l’avocat use de sa faconde toute marseillaise pour renverser la classique et « perverse » rhétorique anti-lepéniste : les stigmatisés, c’est nous ![access capability= »lire_inedits »]
Après cette vive introduction du ténor du barreau, les discussions oscillent entre une analyse technique et plutôt soporifique des questions sécuritaires et une suite ininterrompue de déclarations de bonnes intentions. Autant dire que, jusqu’au discours de clôture de Marine Le Pen, le colloque a plus d’intérêt par sa forme que par son contenu assez attendu. Tout au long de la première table ronde, le message martelé est on ne peut plus simple : la sécurité est le premier des droits mais aussi la première des injustices car les habitants des banlieues sont les premières victimes de la faillite de l’État. Après les interventions de syndicalistes policiers, le témoignage poignant d’une mère de famille d’origine algérienne qui a perdu son fils Adrien dans un crime commis de sang-froid bouleverse l’assistance. Suivent de longs développements autour des travaux du criminologue Xavier Raufer, ancien du mouvement Occident.
On évoque 700 zones de non-droit dans lesquelles la police ne pénètre (presque) plus, des remises de peine fantaisistes sapant le travail des forces de l’ordre, une infinité d’États dans l’État qui font de la nation France un doux souvenir à ressasser. À force de vouloir convaincre, l’affliction indignée des intervenants n’est pas sans rappeler l’énergie déployée par le candidat Sarkozy en 2007, ce « Mister Kärcher » qui douche aujourd’hui les espoirs de son électorat populaire.
Contestataire, mais pas hors-jeu
Surprise : contrairement à Nicolas Sarkozy, dénoncé pour avoir labouré les terres de l’extrême droite en ethnicisant les crimes et délits dans son désormais célèbre « discours de Grenoble », la flopée d’experts et de témoins ne fait aucun lien entre insécurité et immigration. Seules de brèves allusions au rapport malaisé entre islam et égalité des sexes nourrissent les applaudissements d’un public paradoxalement uni dans sa diversité.
Le déroulement de la journée confirme que Marine Le Pen est sérieuse dans sa volonté de normalisation politique relative du Front. Relative, car si elle entend clairement exercer le pouvoir, elle doit veiller à ne pas dissoudre son capital contestataire. Pousser le bouchon normalisateur trop loin, c’est prendre le risque d’être assimilée aux partis de gouvernement, à cet « établissement », que le Front vitupère depuis quarante ans ! Pour conjurer le sort et couper court aux rumeurs d’alliance avec la droite, les cadres frontistes conspuent donc avec détermination l’« UMPS » − efficace appellation qui n’a pas été inventée par le FN, mais que celui-ci utilise intelligemment.
Contestataire, mais pas hors-jeu. Pour réaliser cette subtile alchimie entre intégration politicienne et opposition au « système », Marine Le Pen a fait de la République l’unique rempart à l’effondrement de la France. On la comprend : quoi de plus révolutionnaire et immémorial que l’idée républicaine ? Dans un parti qui cultivait jadis de sérieux penchants régionalistes antijacobins – voire, chez certains, la vielle détestation de la « Gueuse » −, la référence aux valeurs de la République fait penser à cette phrase de Cioran : « Une religion est finie quand seuls ses adversaires s’efforcent d’en préserver l’intégrité. » Que la présidente du FN ait choisi d’investir un terrain largement déserté par la gauche (différentialiste) comme par la droite (libérale) est peut-être un signe de l’état de délabrement de l’idéal républicain.
Contre la gestion communautaire des banlieues, Marine clame urbi et orbi qu’elle va « faire hurler les élus de gauche » par ses propositions. Et quand elle propose, non sans malice, de supprimer les ZEP et d’imposer la méthode syllabique pour mettre sur un pied d’égalité « Français d’origine française » et « Français d’origine étrangère » dans l’apprentissage de la lecture ou qu’elle offre aux parents un « cours républicain et citoyen de langue française » afin de rétablir l’égalité territoriale « parce qu’on est peut-être en train de tuer des petits Mozart tous les jours dans ces quartiers », on a l’impression d’entendre un élu socialiste des années 1970 passé au chevènementisme au début de la décennie 2000.
Marine Le Pen, héritière et passeuse
On peut donc se demander comment le FN a remplacé sa conception charnelle de la nation par l’idéal égalitaire d’un parlementarisme à la Jaurès. Couramment véhiculé par Marine et ses proches, le mythe de la transmutation républicaine quasi miraculeuse du Front national s’oppose à la thèse du simple maquillage rhétorique défendue par Caroline Fourest et la plupart des républicains désarçonnés par le verbe mariniste.
Sans jouer les Normands, convenons que chacune de ces deux interprétations contient une part de vérité. Elles alimentent néanmoins un débat sans fin et, à bien y réfléchir, sans grand intérêt sur la part de sincérité et/ou d’hérédité de la fille de Jean-Marie Le Pen.
Comprendre le virage stratégique du Front national ne va pas de soi. Compte tenu des circonstances idéologiques et historiques, Marine se veut à la fois héritière et passeuse. La présidente du FN passe ainsi, avec une grande habileté, d’un ethno-biologisme plus ou moins assumé à un républicanisme de fermeture allégé des outrances verbales de son père. À bien y regarder, jusque dans leurs plus petits détails républicains, tous les discours marinistes fleurent bon le nationalisme hexagonal d’un Barrès, l’affrontement avec l’Allemagne en moins. D’où la disparition des remugles xénophobes du vieux Front, remisés dans les poubelles de l’Histoire au profit de l’appel à la culture majoritaire d’une France traditionnelle, désormais menacée par l’immigration de peuplement, ce célèbre ennemi de l’intérieur. Or, la plasticité du logiciel républicain permet de recycler les antiennes éculées en slogans strictement assimilationnistes.
Du rejet de l’immigration à la défense de l’assimilation
Dans les faits, n’ayant presque rien changé à l’organigramme du parti, Marine et ses conseillers se sont inspirés des stratégies métapolitiques mises en place au sein même du Front par les transfuges de la Nouvelle droite des années 1980. Leur but : entrer dans l’arène politique par la conquête de l’hégémonie culturelle en épousant les formes de l’idéologie dominante tout en les subvertissant à leur guise. Dans les coulisses du meeting, les militants les plus radicaux pestent ainsi contre les « Français de papier » musulmans qui ne se fondent pas dans le creuset culturel national.
Sans renier vraiment son anti-immigrationnisme fondateur, le Front agit encore une fois par retournement : ce n’est plus à la France d’expulser des charters entiers de fils d’immigrés mais à ces derniers de s’assimiler au corps français traditionnel, pour peu que la patrie s’en donne les moyens. C’est dans cette conditionnalité républicaine que résident l’originalité et la force du marinisme : tout le monde peut devenir français à condition de le vouloir. S’élevant contre les « politiques de discrimination », elle oppose fermement l’unité nationale républicaine au foisonnement des « revendications citoyennes » dont droite et gauche confondues se font l’écho. De ce fait, contrairement à ce qu’en disent ses exégètes, Marine Le Pen est peut-être en train de parachever le processus qui aura fait passer le nationalisme républicain de gauche à droite. Les moyens idéologiques changent, la fin nationale demeure.
Dans ce contexte, la participation d’une féministe au colloque pouvait surprendre. Mais Béatrice Baudry Fischer n’est pas une féministe comme les autres. Allemande, cette ancienne Verte aux cheveux rouges, militante formée à l’avant-garde des luttes de gauche depuis les années 1970, atteste de la mue partielle du FN. À la tribune, face à un public traditionnellement familialiste, Baudry Fischer tente un brin d’humour au sujet de l’affaire DSK. La reprise souriante du titre du Canard enchaîné (« Érection piège à cons ! ») laisse la salle de marbre. C’était néanmoins bien essayé : nouant une alliance improbable entre Poujade et les Chiennes de garde, Mme Baudry-Fisher exprime ainsi son double rejet du parlementarisme et du machisme en politique. Las, les applaudissements seront pour une autre fois. La féministe écolo-mariniste s’en prend alors à la bi-nationalité qui favoriserait l’extension de l’islamisme et mettrait en danger les valeurs républicaines d’égalité des sexes. La sémillante quinquagénaire souhaite simplement « libérer les quartiers des intégristes religieux ». « La Française est un Français comme les autres » : résumé par Marine dans une formule qui fait mouche, le propos de la féministe revient dans le giron des droits républicains. La boucle est bouclée: la République est bien devenue le centre du dispositif électoral du FN.
Après plusieurs heures de débat, l’allocution de Marine touche à sa fin lorsque l’attention des spectateurs s’émousse : l’arrivée tardive de Jean-Marie Le Pen provoque une cascade d’émotion dans la foule. Elle ravit jusqu’aux nouveaux militants qui agitent leurs boucles rebelles dans un tonnerre d’applaudissements. En cette période d’interrègne, le Front national n’a pas encore remisé le Vieux au vestiaire.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !