Chaque vendredi, pendant vingt semaines et pour quelques euros supplémentaires, le lecteur du Monde pourra s’offrir un volume regroupant trois romans de Simenon que Pierre Assouline a classés de manière thématique.
Cela le promènera dans la géographie de l’auteur (de Côte d’Azur à New York en passant par la Vendée, Paris et Liège) dont l’univers romanesque regorge de névroses intimes et mortifères qui forment un continent aux richesses sous-exploitées (Suicides, Alcool, Solitudes).
Au vu des soixante titres choisis, ce classement, loin d’être arbitraire, constitue la porte d’entrée idéale pour lire ou relire un écrivain au statut paradoxal. Il y a encore dix ans, la chose aurait d’ailleurs été inimaginable. Un grand quotidien du soir, resté pour beaucoup une référence, n’aurait jamais célébré un écrivain à l’étiquette infamante d’auteur populaire. Question de standing.
C’était, et cela reste en partie, le problème de Simenon : on veut bien reconnaître le phénomène de foire, l’homme qui a écrit des centaines de romans, connu des milliers de femmes, voyagé sur tous les continents, créé avec Maigret le personnage de flic le plus célèbre au monde mais pour le reste, ne prétendons pas qu’il s’agit d’un des génies littéraires du vingtième siècle.
Eh bien si, justement.
Et qu’on ne se contente pas de dire avec André Gide, orfèvre du baiser qui tue, qu’ « il est le plus grand romancier du vingtième siècle ». Romancier et non écrivain, n’est-ce pas ? Pour Gide, archétype du « grantécrivain » comme dirait Noguez, raconter une histoire est toujours un peu vulgaire. Le roman serait, par essence, un genre mineur. Lorsque Simenon sort des sentiers qu’on lui avait assignés en écrivant son autobiographie fondatrice Pedigree, Gide lui laisse d’ailleurs entendre, un peu pincé, qu’il trouve les Maigret plus réussis… Joue dans ta catégorie, petit…
On peut espérer que cette ambiguïté disparaîtra définitivement après la publication des trois volumes de Simenon en Pléiade et son adoubement par Le Monde.
Mais, comme rien n’est moins sûr, j’aimerais apporter quelques éléments au dossier de la défense pour vous convaincre que Simenon, c’est beaucoup plus que Simenon. Je pourrais commencer par souligner son caractère proprement universel puisqu’il a réussi à toucher tous les pays et toutes les couches sociales. Je pourrais aussi insister sur son style, indéfinissable à force de simplicité et d’évidence ou bien noter son usage canonique de l’alternance passé simple/imparfait, et sa capacité à restituer la vérité d’un milieu, d’un climat ou d’une époque. Je pourrais enfin remarquer son refus du tropisme très français qui consiste à insérer une maxime ou un aphorisme en plein milieu du récit. Cela explique sans doute pourquoi il est l’auteur le plus traduit au monde.
Mais ce qui, à mon humble avis, fait de Simenon l’un des plus grands du XXème siècle, c’est qu’il a su peindre une figure radicalement nouvelle dans la littérature. Celle de l’homme seul, d’une solitude qui n’a plus rien de commun avec l’isolement romantique. L’homme seul est le produit d’un monde qui se rétrécit, s’urbanise et se déshumanise dans une série de carnages industrialisés dont la Grande Guerre de 1914 marque le commencement.
Certes, cette figure est aussi incarnée par le narrateur de la Recherche du temps perdu et le Bardamu du Voyage au bout de la nuit bientôt suivis par Le feu follet de Drieu, L’Etranger de Camus ou le Roquentin de La Nausée. N’en déplaise à un certain snobisme intellectuel, Simenon fait jeu égal avec ces géants et les dépasse même parfois. Au fond, ce qu’on ne lui pardonne pas, c’est d’avoir mis la métaphysique à la portée de la ménagère croate de moins de cinquante ans et l’existentialisme à celle du chauffeur de taxi japonais qui le lit entre deux courses.
Faites l’expérience. Lisez Thérèse Desqueyroux de Mauriac et La vérité sur Bébé Donge de Simenon, deux romans qui racontent rigoureusement la même histoire – une femme tente de tuer son mari en l’empoisonnant. Honnêtement, dans le secret de votre âme, demandez-vous lequel des deux a le mieux vieilli. Faites de même en comparant La Nausée de Sartre avec Le Bourgmestre de Furnes ou La fuite de Monsieur Monde avec L’Etranger de Camus. Verdict ?
Le lecteur honnête voit en Simenon le peintre de l’absence à soi-même, de ce que les philosophes et les psychologues appellent joliment l’escapisme qui consiste à fuir sa vie quotidienne en disparaissant ou en se détruisant dans des conduites déviantes comme la toxicomanie ou l’alcoolisme – que Betty[1. adapté par Chabrol avec une inoubliable Nadine Trintignant] illustre admirablement. C’est ce don unique qui fait de Simenon un contemporain capital.
Proust remarquait dans son Contre Sainte Beuve qu’il était désolant de perdre son temps à lire les journaux quand on en avait si peu dans une vie pour lire Pascal. Ironiquement, il suggérait même au Figaro de placer des extraits des Pensées en première page. D’une certaine manière, c’est ce que fera Le Monde avec Simenon.
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