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Nous sommes tous des lesbiennes syriennes


image : capture d'écran CNN

Sur ce coup, je trouve les médias un poil transphobes. Les voilà qui brûlent tête baissée ce qu’ils ont adoré pendant des mois. Pour s’être fait passer pour Amina, une lesbienne syrienne qu’il n’est visiblement pas, le blogueur américain Tom McMaster mériterait de prendre son tour dare-dare pour le pilori médiatique.

Maintenant qu’on sait qu’il n’est qu’un homme bien de chez nous au lieu d’être une femme de là-bas, le voilà qui se fait vertement réprimander par ceux-là même qui trouvaient naguère ses billets relatant avec un admirable souci du détail concret le quotidien d’une courageuse manifestante de Damas, « passionnés, toniques et souvent très émouvants » (dixit The Guardian). Ceux qui se reposaient sur sa prose pour nous raconter, tremblants d’émotion, le printemps syrien, l’accusent maintenant de nuire à la cause qu’il faut défendre. Les ingrats.

Certes, Tom n’est pas très délicat, mais qui s’en souciait quand il était syrienne, et qu’il attirait l’attention sur une communauté, la petite communauté LGBT[1. Pour le T (comme Trans) je ne suis pas très sûr que la Syrie soit concernée. Les spécialistes nous éclaireront peut-être] de Damas – qui n’en demande peut-être pas tant et qui, de surcroît, ne peut jurer que son sort se trouverait amélioré par la chute du régime. Ce n’est pas joli joli de crâner en se déclarant homosexuelle à Damas quand qu’on est banalement hétéro à Edinbourg, ni franchement courageux de prétendre qu’on manifeste dévoilée en Orient, alors que l’on se terre derrière son écran et sa barbe en Occident. Certes.

Il me semble cependant que Tom mérite les circonstances atténuantes, voire une certaine admiration, pour son avatar lesbien et syrien. Ne s’est-il pas contenté de suivre les mots d’ordre de l’époque avec un zèle remarquable ? Ceux qui dépensent habituellement tant d’énergie à féliciter le vent parce qu’il va dans le sens du vent devraient chanter les louanges de Tom.

La nature est fasciste, internet nous libère

N’était-ce pas en effet le droit le plus strict de Tom McMaster, Américain barbu et bien nourri, étudiant quadragénaire installé en Ecosse, de faire fi de la nature et de vivre sa vie de femme, syrienne, lesbienne et militante de la démocratie et de la cause homosexuelle, si telle était l’injonction qu’il a reçue de son moi profond ? Nous fûmes tous des Juifs allemands, pourquoi ne serions-nous pas tous, aujourd’hui, des lesbiennes syriennes ? Ne sommes-nous pas tous, à l’instar de Tom, libres de choisir l’identité qui nous sied ? Grâce aux possibilités conjuguées d’internet et de la chirurgie esthétique, le plus banal des mâles hétérosexuels n’a-t-il pas la possibilité, donc le droit, et peut-être même le devoir, de s’inventer le physique qui lui plait et l’orientation sexuelle qui lui correspond ? La nature est fasciste, internet nous en libère. Pourquoi refuser à Tom ce que chacun réclame pour lui dans notre bel Hexagone ?

Tom McMaster, Américain barbu et bien nourri

Le slogan choisi par ceux qui sur Facebook « se mobilisaient » pour « exiger » la libération d’Amina Arraf (le nom faramineux que s’était choisi Tom) était prémonitoire. « Les frontières ne sont rien quand on a des ailes. » Qui donc parmi nous a des ailes ? Sur la Toile, nous sommes tous des anges, et avec les frontières, c’est le corps tout entier qui disparaît sur les ailes du lyrisme… « Le réel, c’est quand on se cogne », disait Lacan. « Le réel, on s’en cogne », proclame Tom/Amina sous les vivats, puis sous les crachats de la foule. Il suffit de lire la citation de la fausse-vraie lesbosyrienne qui ouvre le dithyrambique (et, a posteriori, hilarant) portrait que The Guardian consacre à l’intéressé(e)[2. Pour une fois que l’on peut utiliser cette graphie ridicule à bon escient, je ne vais pas me gêner] pour le comprendre. « Si nous voulons vivre dans un pays libre, il faut vivre comme si nous vivions déjà dans un pays libre ». Les conditions concrètes d’existence n’ont aucune importance, et voici déclarée une bonne fois pour toute l’abolition de l’esclavage du réel.

Les centaines de milliers de « visites » des journalistes et autres internautes occidentaux sur le blog de Tom/Amina devraient nous faire réfléchir. Avant de crier haro sur le blogueur, souvenons-nous qu’il nous a raconté exactement l’histoire que nous attendions tous, si l’on veut bien tenir pour quantité négligeable les quelques congestionnés des sinus insensibles aux effluves enivrantes (bien que virtuelles) du « Printemps arabe ». L’histoire édifiante d’une courageuse professeure d’Anglais de Damas, née aux Etats-Unis qui, au quotidien, défiait les autorités, moquant leurs prétentions à réduire le soulèvement en cours à un complot salafiste. L’histoire de la belle Amina, dont de magnifiques photos (piquées à une Croate sur Facebook) ne laissant aucune ambigüité sur son sexe véritable, circulaient sur les sites des médias les plus autorisés, affublées d’un « DR » faraud. L’histoire d’une défenseure acharnée de la cause LGBT, leadeure charismatique de cette foule syrienne mobilisée pour obtenir, qui l’eût cru, le droit de vivre au grand jour l’orientation sexuelle qui lui chante. L’histoire d’une charmante jeune femme dont le père avait été approché par le gouvernement pour qu’il donne sa fille à Bachar, plus c’est gros, plus ça passe. L’histoire d’une blogueuse qui, s’exprimant sous les hourras de la foule des journalistes occidentaux, s’extasiait sur elle-même. « Quelle époque pour vivre en Syrie ! Quelle époque pour être une Arabe ! Quelle époque pour être vivante ! » Tout ça est un peu plus exaltant qu’être étudiant à quarante ans en Ecosse. « Amina, c’est toi », semble nous susurrer Tom à l’oreille. Ce n’est pas pour rien, avouons-le, que Gay girl in Damascus est devenu le blog syrien le plus populaire en Occident.

On nous avait aussi promis qu’internet nous permettrait de sortir enfin de notre passivité pour devenir des acteurs à part entière. Là encore, Tom a pris l’époque au mot. On ne va pas laisser le printemps arabe aux Arabes, alors que nous ne sommes qu’à un clic de la révolution ! Jaloux de voir l’Histoire s’écrire sans lui, Tom a décidé de la faire, lui aussi, cette Histoire vue à la télé. Et il a réussi. Crédible, cru, et même cité, repris et admiré. Qu’il était loin le petit Tom qu’on accusait d’antisémitisme et d’antiaméricanisme – ou qu’on ignorait – quand il s’exprimait en son nom ! Une fois devenu Amina, plus personne ne lui a cherché de noises. Total respect pour Amina. De plus, Tom/Amina avait de la situation syrienne parfaitement compatible avec ce que nous souhaitions en penser.

Tout cela serait beaucoup plus drôle si le nombre de morts ne cessait d’augmenter, chaque jour en Syrie et ailleurs dans le monde arabe, printemps ou pas. En attendant, il n’est pas si étonnant qu’aucun journaliste ne se soit dit que la mariée était trop belle – si je puis dire. Cela prouve encore, si besoin est, qu’internet ne permet pas de se confronter à d’autre opinions, mais plutôt de conforter les siennes.

Certains observaient avec des mines entendues les Etats-Unis avaient formé des blogueurs en Egypte pour fomenter « la révolution ». Un complot de la CIA de plus, dans lequel il était facile d’embringuer Amina, comme c’était excitant ! D’autres évoquaient une manœuvre des services syriens pour faire sortir du bois les opposants. Personne n’avait imaginé la terne réalité : un quadra hétéro qui bovarise seul dans un coin perdu de notre vieille Europe. Dire que nous l’avions sous le nez, la triste réalité, et même parfois en chair et en os. Et je sais de quoi je parle.



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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