Voilà un moment qu’on attendait le revirement de la CDU d’Angela Merkel sur l’avenir de l’énergie nucléaire au pays des poètes et des penseurs. Fukushima n’a fait qu’accélérer un mouvement qui était en marche depuis plusieurs mois, et dont les motivations sont purement politiques. L’abandon du nucléaire à l’échéance 2020 avait été décrété en l’an 2000 par le gouvernement de coalition SPD-Verts dirigé par Gerhard Schröder. Ce dernier, battu en 2005 par la coalition CDU-CSU-Libéraux dirigée par Angela Merkel, a d’ailleurs bénéficié de juteuses conséquences personnelles de ce choix : il est devenu le président du consortium germano-russe Northstream, qui pilote la construction d’un gazoduc acheminant directement le gaz de Russie vers l’Allemagne en traversant la Baltique.
Cette sortie programmée du nucléaire avait été mise entre parenthèses dans l’accord de coalition de 2005, en raison de l’opposition des libéraux, défenseurs traditionnels de la grande industrie favorable au nucléaire, et de la CSU bavaroise, jusque-là proche des grandes entreprises qui fondent la prospérité de ce Land méridional.
La CDU, principal parti de la coalition était, quant à elle, divisée sur la question, mais on sentait que la pression de l’opinion publique poussait inexorablement les élus chrétiens-démocrates vers les Verts.
La trouille allemande, dont je vous entretenais en avril, ne s’est pas découverte d’un fil au mois de mai, elle en a même remis une couche avec une bactérie tueuse prétendument véhiculée par des concombres espagnols.
Fukushima et les élections régionales au Bade-Wurtemberg ont fait le reste. Bien enfouie au fond des consciences d’outre-Rhin, la communauté de destin tragique du siècle dernier entre l’Empire du Soleil levant et le Reich de mille ans est ressortie du placard aux fantômes. En mars, la victoire historique des Verts dans un Land acquis à la droite depuis plus d’un demi-siècle a été considérée comme un coup de semonce par les conservateurs bavarois. La Bavière, en effet, présente des caractéristiques économiques et culturelles assez proches du Bade-Wurtemberg voisin.
La CSU – Franz-Josef Strauss doit se retourner dans sa tombe ! – passe alors avec armes et bagages dans le camp des anti-nucléaires, ne laissant qu’à un FDP (libéraux) électoralement essoré lors des derniers scrutins régionaux le soin de défendre les 22% de l’électricité allemande produits grâce à la fission de l’uranium.
Résultat : les centrales qui avaient été déconnectées après Fukushima au nom du « principe de précaution » seront définitivement mises à l’arrêt dès le vote de la loi courant juin. Les autres seront progressivement démantelées et la production d’électricité nucléaire devra être totalement arrêtée le 31 décembre 2022. Voilà une Saint-Sylvestre qui s’annonce joyeuse dans les chaumières d’outre-Rhin : un Sekt[1. Vin mousseux. Le comble de la barbarie en ce domaine a été atteint dans l’ex-RDA avec la production d’un sekt baptisé « Rotkäppchen » (chaperon rouge), sans doute parce qu’il dézingue un loup dès la première gorgée] infâme mouillera les gosiers de nos voisins germaniques. A cette date, en effet, il y a gros à parier qu’un mouvement de boycott généralisé visant le champagne français produit à proximité d’une centrale nucléaire (Nogent-sur-Seine) aura banni ce nectar à bulles des fêtes allemandes…
Vers une alliance « Noir-Vert » ou « « Jamaïcaine » ?
La raison politique l’a donc emporté sur la raison économique : en abjurant le nucléaire la CDU s’est rendue « Koalitionsfähig » (susceptible de devenir un partenaire de gouvernement) pour les Verts. À l’échelle régionale, l’alliance à droite a déjà été pratiquée par les écologistes allemands, à Hambourg et en Sarre. Angela Merkel estime, à juste titre, que les Verts sont durablement installés à un haut niveau dans le paysage politique de son pays. En conséquence, elle se ménage la possibilité de combinaisons dites « Noir-Vert » (alliance de la CDU et des Verts) ou « jamaïcaine » (CDU, Verts, FDP) car le jaune, couleur des libéraux, allié au noir chrétien-démocrate et au vert écologiste se retrouve sur le drapeau de cette île des Caraïbes – et des rastas.
Cette petite cuisine politicienne resterait anecdotique si l’Allemagne n’était pas la première puissance économique de notre continent : ses choix énergétiques ont donc des répercussions immédiates pour les pays voisins, et sur les choix géopolitiques de l’Union européenne. Certes, les vents dominants soufflant de l’Ouest, la France ne sera pas affectée par les fumées nauséabondes des centrales au charbon ou au lignite dont les feux vont être poussés pour remplacer le nucléaire (bonjour les gaz à effet de serre !). L’augmentation de la facture d’électricité des ménages allemands, déjà la plus lourde au sein de l’UE, estimée à au moins 30%, n’aura pas non plus de conséquence immédiate chez les partenaires de l’Allemagne, et ne provoquera qu’un handicap mineur pour la compétitivité de l’industrie du pays. La part de l’énergie dans les coûts de production reste modeste, hormis pour l’industrie chimique. Mais la chimie allemande étant archi-dominante à l’échelle européenne et même mondiale, elle devrait être capable de tirer son épingle du jeu malgré ces charges nouvelles.
En revanche, la dépendance accrue de l’Allemagne à l’égard du gaz russe devrait l’inciter à se montrer encore plus conciliante qu’aujourd’hui avec le Kremlin. Car même à l’échéance de vingt ans, les énergies dites renouvelables ne seront pas en mesure de se substituer au nucléaire. Le solaire, l’éolien, la biomasse font rêver les bobos de Munich, Hambourg et Berlin, mais à l’échelle d’une ou deux générations, le gaz, le pétrole et le charbon resteront dominants dans la production d’électricité.
La « sortie » allemande du nucléaire creuse encore un peu plus le fossé entre la France et l’Allemagne, dont les positions dans les enceintes internationales auront encore plus de mal à s’harmoniser. On voit déjà la Chine, les Etats-Unis et l’Allemagne s’allier contre la France et quelques autres pays lorsque reviendra sur le tapis la question de la réduction des émissions de gaz à effet de serre (dont les centrales électrothermiques sont, rappelons-le, de grosses productrices).
Ceux qui se réjouissent que l’Allemagne se tire cette « balle dans le pied » en pensant que la France électronucléaire se remplira les poches en exportant son jus outre-Rhin ont tort. Les échanges énergétiques franco-allemands sont à double sens : nous leur vendons du courant en été, quand notre parc hydro-électrique marche à plein rendement, et nous leur en achetons en hiver pour faire fonctionner les convecteurs des pavillons de banlieue. Le renchérissement du coût du kilowatt/heure produit en Allemagne fera automatiquement grimper les cours du « marché spot » de l’énergie en Europe, où chaque pays met, au jour le jour, ses surplus d’électricité aux enchères.
Les peurs allemandes ont un prix, et nous sommes tous priés de cracher au bassinet pour les apaiser. Scheisse !
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