La stratégie du dirigeant syrien Bachar al-Assad est mise à mal par les succès récents des islamistes radicaux de Hayat Tahrir Al-Cham. Analyse.
La Syrie, théâtre d’un conflit prolongé, connaît une nouvelle escalade avec la prise récente de plusieurs quartiers d’Alep et l’avancée vers le centre du pays des rebelles menés par Hayat Tahrir al-Cham (HTS). Cette offensive marque un tournant dans la guerre civile syrienne, remettant en lumière les divisions internes du pays et les jeux d’influence régionaux et internationaux.
Hayat Tahrir al-Cham, ou HTS, est l’une des forces rebelles les plus influentes et les mieux organisées en Syrie. Ce groupe islamiste armé, issu de la fusion de plusieurs factions, dont le Front al-Nosra (ancienne branche syrienne d’Al-Ǫaïda), a su s’imposer comme un acteur incontournable dans le nord-ouest du pays. Fondé en 2017, HTS a cherché à se distancier d’Al-Ǫaïda pour élargir sa base de soutien. Bien qu’adhérant à une idéologie salafiste-jihadiste prônant un État islamique régi par la charia, le groupe se démarque de Daech en adoptant une stratégie plus pragmatique. Hayat Tahrir al-Cham est basé et domine principalement la province d’Idlib, située à la frontière avec la Turquie, à l’ouest d’Alep. Cette région est devenue l’ultime bastion des groupes rebelles opposés au régime de Bachar al-Assad. À son apogée, Idlib a accueilli des millions de civils, dont beaucoup de déplacés des régions reprises par le régime syrien.
Déplacements de population permanents
Rapidement, les factions rebelles ayant trouvé refuge dans la province s’affrontent pour le contrôle de la région. Pendant ces luttes internes, le mouvement HTS émerge et finit par s’imposer comme le groupe dominant. Entre 2018 et 2020, le régime syrien, avec le soutien aérien de la Russie, lance une série d’offensives pour reprendre Idlib, provoquant des déplacements massifs de population. Ces offensives aboutissent à des accords de cessez-le-feu, négociés principalement entre la Turquie et la Russie au début de la crise du Covid-19, qui permettent de réduire temporairement les hostilités sans instaurer une paix durable.
Depuis lors, Idlib reste partiellement sous le contrôle des rebelles, principalement HTS, tandis que les zones périphériques sont tenues par le régime syrien. Le cessez-le-feu, bien que fragile et régulièrement violé, demeure en place. La région reste un point de tension géopolitique majeur, impliquant directement la Syrie, la Russie, la Turquie, ainsi que, dans une moindre mesure, les forces kurdes.
Dans cette région, HTS gère des institutions civiles via le Gouvernement de salut syrien, une entité qui collecte des taxes, administre les services publics et supervise des milliers de combattants bien entraînés. Ces capacités militaires et organisationnelles sont illustrées par leurs performances sur le terrain ces cinq derniers jours. Cette structure semi-étatique aurait permis à HTS de financer ses activités et de coordonner des offensives majeures, comme celle d’Alep.
La récente prise de quartiers stratégiques d’Alep, incluant son aéroport international, constitue une avancée majeure. Cette offensive, minutieusement planifiée et habilement exécutée, a pris de court le régime syrien et ses alliés, révélant des failles structurelles persistantes dans leur contrôle territorial. HTS a su exploiter ces vulnérabilités avec une grande habileté, en s’appuyant sur une fine compréhension du contexte régional.
Timing
Plusieurs facteurs expliquent le timing de cette offensive. Dans un contexte large, l’affaiblissement du régime syrien aurait permis d’envisager une offensive pour casser le statut quo. Gangréné par la corruption et incapable de relancer l’économie ou de reconstruire le pays, le régime de Bachar al-Assad est à son point de faiblesse le plus critique depuis des années. Cet affaiblissement est aggravé par la réduction de l’implication militaire russe, la Russie étant focalisée sur le conflit ukrainien, les frappes israéliennes répétées visant les infrastructures du Hezbollah en Syrie, et, enfin, par la réorganisation des milices iraniennes, moins coordonnées qu’auparavant, limitant leur capacité à défendre efficacement le régime syrien.
La Turquie semble avoir abandonné l’approche diplomatique après l’échec des négociations avec Damas. Face au refus syrien de parvenir à un accord, Ankara a opté pour une stratégie de pression militaire, cherchant à forcer un changement par la dynamique des combats. Par ailleurs, la crise des réfugiés syriens pèse lourdement sur la Turquie, incitant le président Erdogan à accélérer les efforts pour créer des conditions favorables à un éventuel retour de ces populations en Syrie.
Finalement une fenêtre d’opportunité s’est ouverte par la fin récente du conflit entre Israël et le Liban, qui a laissé le Hezbollah affaibli, réduisant momentanément son influence militaire en Syrie. De plus, l’Iran, déjà confronté aux revers subis par ses alliés régionaux – notamment le Hamas et la milice chiite libanaise – semble sur la défensive, luttant pour maintenir la cohésion de son « axe de résistance ». Ces développements ont offert à HTS une opportunité unique de lancer son offensive dans un contexte où ses adversaires étaient affaiblis ou distraits.
Cette offensive n’aurait probablement pas été possible sans un soutien logistique externe, vraisemblablement fourni par la Turquie. Bien que la Turquie considère officiellement le mouvement HTS comme une organisation terroriste, Ankara maintient une relation ambiguë avec le groupe. En tolérant ses actions et en fournissant un soutien indirect dans le cadre d’intérêts communs, la Turquie aurait contribué au développement des capacités déployées par le HTS sur le champ de bataille. La liquidation des poches kurdes au nord d’Alep ces derniers jours pourrait illustrer les contours d’un possible « deal » entre le président Erdogan et le chef de HTS, Abou Mohammed al-Joulani.
La Russie intensifie actuellement ses bombardements
Cependant, après le choc initial et la déroute des forces loyalistes – qui ont perdu non seulement Alep, mais également plusieurs bases aériennes et le contrôle stratégique de l’autoroute M5 reliant Damas à Alep – le régime syrien semble reprendre l’initiative. Soutenu par l’Iran, qui a déjà dépêché des milliers de miliciens, et par la Russie, dont l’aviation intensifie les bombardements contre les forces rebelles et leurs bases arrière, le président Assad mobilise actuellement ses troupes pour tenter de stopper l’offensive du HTS et de rétablir le contrôle sur les territoires perdus.
Les Iraniens sont très impliqués dans la gestion de la crise. Leur diplomatie est à la manœuvre pour trouver un compromis entre MM. Assad et Erdogan et le corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) – qui aurait perdu déjà l’un de ses généreux dans les combats – est présent sur le terrain pour coordonner les opérations sur le terrain.
Pour l’instant, un grand perdant se dessine : Bachar al-Assad. À minima, le président syrien risque de perdre davantage de territoires, de pouvoir et de recettes. Cette situation fragilise encore plus son régime, déjà affaibli par plus d’une décennie de guerre civile et les sanctions internationales.
Quant aux potentiels gagnants, ils sont principalement deux : Israël et la Turquie. Pour Israël, la crise pourrait réduire significativement le rôle de la Syrie dans l’axe de la résistance, affaiblissant ainsi sa capacité à servir de base arrière et logistique pour le Hezbollah. Une telle éventualité serait très positive pour l’Etat hébreu, mais aussi pour le Liban, en réduisant les risques de confrontation transfrontalière.
La Turquie, pour sa part, a déjà repoussé les Kurdes plus à l’ouest, réduisant ainsi la menace que représente pour elle l’autonomie kurde dans le Rojava. De plus, Ankara dispose désormais d’une force capable d’influencer les rapports de force, non seulement avec Damas, mais aussi avec les Kurdes syriens. Cette position renforce le levier turc dans la région, tant sur le plan militaire que politique.
Pour l’Iran, la situation est plus incertaine. Téhéran pourrait tirer parti de la crise pour renforcer son emprise sur la Syrie, mais cette ambition est conditionnée par la viabilité de ses alliances. Sans le Hezbollah, son plus précieux allié dans la région, le Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI) se retrouverait affaibli sur le plan opérationnel et stratégique.
Enfin, la Russie se trouve dans une position délicate. Si elle n’a pas grand-chose à gagner, elle a en revanche beaucoup à perdre. La crise syrienne, désormais une préoccupation secondaire pour Moscou, détourne des ressources et de l’attention au détriment du front ukrainien, où la situation est plus critique pour le Kremlin. Par ailleurs, la Turquie s’impose comme un acteur de plus en plus influent en Syrie, affaiblissant indirectement la position russe. À plus long terme, Moscou pourrait même voir ses bases stratégiques en Syrie – navale à Tartous et aérienne à Hmeimim – menacées. Ses investissements économiques dans l’exploration de pétrole et de gaz en Syrie, notamment dans les régions de Tartous, Damas et le nord-est du pays, pourraient également être compromis si le contrôle territorial de ses alliés faiblit davantage.
Les Kurdes syriens se retrouvent dans une position précaire, coincés entre le régime de Bachar al-Assad, le HTS, et la Turquie. Si le HTS, à travers sa communication, semble vouloir apaiser les tensions en affirmant ne nourrir aucune hostilité à leur égard, les Kurdes, marqués par une longue histoire de méfiance, demeurent sur leurs gardes. Leur méfiance est justifiée : ayant déjà perdu leurs bastions autour d’Alep, ils savent que leur survie est menacée, notamment face à l’agressivité de la Turquie. Dans ce contexte, ils ne peuvent se permettre de tourner le dos au régime syrien tant qu’ils n’ont pas la certitude de sa chute…
Une grande question demeure : jusqu’où HTS est-il prêt à aller, et que cherche-t-il réellement à accomplir ?
La stratégie actuelle du mouvement islamiste repose sur plusieurs axes.
Si le discours nationaliste et les déclarations des responsables des rebelles insistent sur l’idée que « nous sommes tous Syriens », affichant une volonté apparente de rassembler les différentes communautés sous une bannière commune, la réalité sur le terrain semble bien plus complexe.
Les milices du HTS, malgré leur rupture officielle proclamée avec le djihad mondial – visant à se démarquer de Daech et d’Al-Qaïda –, affichent des comportements qui contredisent ce positionnement. En pratique, certains de leurs groupes continuent de cibler ici et là des communautés, notamment des kurdes.
Cette posture ambiguë est exacerbée par une volonté de vengeance particulièrement dirigée contre les Alaouites et les Kurdes, accusés par le HTS d’être au service du régime de Bachar al-Assad.
Ces actions sur le terrain contredisent souvent les discours rassembleurs promus dans les médias, révélant un décalage entre la communication officielle et les dynamiques locales.
Malgré les efforts du HTS pour rassurer l’opinion, la méfiance prédomine. Peu d’acteurs locaux ou internationaux croient véritablement à ce changement idéologique. L’image du HTS reste profondément marquée par son passé, et ses assurances peinent à convaincre.
À ce stade, la majorité des parties prenantes préfèrent attendre l’évolution des rapports de force avant de s’engager pleinement. Elles observent avec prudence, cherchant à évaluer où penchera la balance pour éventuellement soutenir le camp victorieux, tout en maintenant leurs distances avec le HTS. De leur côté, les Kurdes adoptent une posture réservée, tentant de préserver ce qui reste de leur autonomie. Ils évaluent attentivement les alliances qui pourraient garantir leur survie face à des adversaires puissants, notamment la Turquie.