« Poutine tout seul ». Le Journal du Dimanche titrait ainsi un article sur la préparation des cérémonies du soixante-dixième anniversaire de la capitulation allemande. Présentation assez effarante quand on y réfléchit. Sans compter une impressionnante collection de chefs d’État asiatiques, latino-américains ou africains, il y aura la Chine et l’Inde. Dont les troupes défileront. Deux milliards six cents millions d’habitants (plus de 35 % de la population mondiale), il est vrai que ce n’est pas grand-chose. Pour l’Europe, il y aura la Grèce aussi, et la Hongrie. Mais non, ce qui compte ce sont les absences de Merkel et Obama, et surtout celle de François Hollande. Si François Hollande n’est pas là, il n’y a personne.
On ne reviendra pas en détail sur l’incroyable bévue européenne à l’origine de la catastrophe ukrainienne. Dont aujourd’hui les dirigeants de l’Union ne savent trop comment sortir. Finalement cadeau royal fait à Poutine qui a pu jouer à fond la carte du patriotisme et isoler durablement son opposition, si tant est qu’il y en ait eu de sérieuse. Aller ou ne pas aller à Moscou pour les cérémonies était, pour François Hollande, une question difficile à trancher. États-Unis et Allemagne boycottant, peut-être aurait-il été astucieux de jouer une musique différente. Mais il est vrai que lorsque l’on est à la remorque, plutôt dans le wagon de queue, il est difficile de changer de voie. Surtout quand on est empêtré dans la grotesque pantalonnade des Mistral, dont on ne sait plus que faire et qui vont nous coûter un bras. Et puis notre Président est occupé. Nouveau voyage officiel en Arabie Saoudite, grand pays démocratique, où l’on décapite au sabre et à tour de bras dans les rues, les coupables d’apostasie, d’adultère ou de « sorcellerie »… Ce qui n’a pas empêché François Hollande de plastronner tout sourire, le même sabre à la main.
Donc, il n’ira pas Moscou, pour assister à ce que les médias français dénoncent déjà comme une « démonstration de force ». Comme chacun sait, lorsque l’on organise une parade militaire à l’occasion d’un événement considérable pour les russes, la moindre des choses aurait été de faire une « démonstration de faiblesse ».
C’est dommage. Malheureusement la médiocrité politique française et les rodomontades des médias se nourrissent aussi d’une inculture historique qui confine parfois au révisionnisme. C’est Christophe Cambadélis qui nous dit sur Twitter : « Hollande est un bouclier pour les Français et Valls un glaive dans les réformes » recyclant ainsi la vieille métaphore pétainiste. C’est Esther Benbassa, sénatrice verte élue sur une liste socialiste qui n’hésite pas : « c’est ainsi quand la République avait clairement rompu son contrat avec les juifs en les déportant que la confiance de ces derniers comment ça à faiblir ». Ignorant que la République fut assassinée le 10 juillet 1940 (avec certes le vote de la majorité des groupes socialistes au Parlement), et que les déportations, c’est quand même l’Allemagne même si « l’État français » donna un petit coup de main.
Alors, il ne faut pas trop en demander au Président de la République. Par exemple de savoir que la « Grande Guerre Patriotique » est un énorme traumatisme dans la mémoire russe, bien au-delà de ce que représente la première guerre mondiale pour la France. De savoir aussi qu’en Russie on aime la France et qu’un des symboles forts de cette amitié est l’aventure de l’escadrille « Normandie Niemen ». Participation voulue par De Gaulle et acceptée par Staline pour que des Français combattent aux côtés des soldats soviétiques. Américains et britanniques ont équipé l’URSS en matériel et en vivre « mais la France, terrassée, n’avait rien d’autre à donner que ses hommes».
Et tous les écoliers russes connaissent l’histoire de Maurice de Seynes et de son mécano le sergent Bélozoube (dit le philosophe). Le 15 juillet 1944, leur unité devait rejoindre un terrain afin de rester au plus près du front. Lors de ces déplacements, il était d’usage que le mécanicien voyage dans le monoplace avec son pilote. Dans une petite niche très étroite qui empêchait le port du parachute. Le capitaine Maurice de Seynes s’envole donc avec son mécanicien soviétique. Peu après le décollage, le pilote victime d’une fuite d’essence dans la cabine revint au terrain. Aveuglé puis intoxiqué, il tenta d’atterrir à plusieurs reprises, en vain. Il reçut l’ordre du commandant russe du régiment de reprendre de l’altitude et de sauter en parachute. À la guerre, un pilote est plus précieux qu’un mécano. Refus du capitaine de Seynes qui fit une ultime tentative pour poser son avion. Qui s’écrasa tuant ses deux passagers. Ils furent enterrés dans la même tombe.
Le général Zakharov, qui commandait l’aviation soviétique pendant la guerre, vint saluer la mère de Maurice de Seynes, quelques années plus tard à Paris. Il trouva deux portraits accrochés au mur : un de son fils Maurice et l’autre de Vladimir Bélozoube. «Mon général, j’avais un seul fils, et il a eu la possibilité de se sauver… Mais alors notre honneur aurait été entaché. »
Dans le quartier de Lefortovo à Moscou, se trouve le cimetière de Wedensk qui comprend le carré des pilotes Français de Normandie Niémen tués en opération. Régulièrement fleuri, Il n’aura pourtant pas la visite de François Hollande le 9 mai prochain. Qui s’en moque. Lors des obsèques aux invalides d’un des plus illustres d’entre eux, le Compagnon de la Libération Roland de la Poype en octobre 2013, le gouvernement français ne s’était pas fait représenter. Le gouvernement Russe si, accompagné des Chœurs de l’Armée Rouge. Il faut croire que ces moujiks, ont le sens des convenances.
L’absence de François Hollande, il est probable que Vladimir Poutine s’en moque. Pire, cela doit l’arranger et le conforter que celui-ci, se dispense de venir rendre hommage à des soldats français. Et à travers eux à tous ces soldats soviétiques, les «frontovikis », les guerriers du froid dont les énormes sacrifices ont permis, qu’on le veuille ou non, de sauver la civilisation.
Accomplir ce geste, tout en maintenant l’expression de ses désaccords, aurait eu une belle portée politique.
L’historien Yves Donjon venu à Moscou en mai 2011 à l’occasion des célébrations consacrées au Jour de la Victoire avait pris un taxi. Quand le chauffeur appris pour quelle raison il était là, il refusa d’accepter de l’argent du trajet, disant simplement : « Merci de vous souvenir ».
Encore faut-il avoir de la mémoire.
*Photo : Ivan Sekretarev/AP/SIPA. AP21564943_000032.
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