Ici, la beauté vous tranche en deux, puisque la chorégraphe Pina Bausch est au couteau. Les pieds de la table enjambent une rivière. Assise, de dos, une femme belle et mûre. Le haut de son corps est dénudé. Douloureuse, elle presse ses seins et ses bras contre la table. Un voile tombe de sa main, le filet d’eau l’emporte. Un jeune Espagnol gracieux aux longs cheveux danse vêtu d’une robe chamarrée. Un autre danseur invente le geste intime et exact de sa joie. La troupe entière adopte et s’approprie euphoriquement sa salutation à l’espace. Nous nous rappelons soudain charnellement que la joie et l’espace ne sont qu’une seule et même chose.
Si Les rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch d’Anne Linsel et Rainer Hoffmann m’ont émerveillé il y a quelques mois, j’ai été déçu par le Pina que nous livre à présent Wim Wenders. Les deux films méritent cependant d’être vus. Je n’ai pas aimé les images en trois dimensions de Wenders qui ne restituent en rien la présence sensuelle des corps dansants et relèvent de la féerie pour caniche technolâtre. Elles se montrent trop en tant que technique et ne donnent ainsi rien à voir. Ses ailes de géant empêchent Wenders de filmer. Les corps dansés par Pina Bausch finissent toutefois par s’arracher à ces effets spécieux et par sauver le film.
Pina enchevêtre des extraits de pièces de Pina Bausch, des interviews des danseuses et des danseurs et leurs créations dans la nature ou la ville. Dans les deux premiers tiers du film, Wenders opère dans l’œuvre de Pina Bausch un tri qui la dénature en privilégiant trop les séquences douloureuses. Il s’attarde longuement sur Café Müller, seule pièce où cette douleur est seule absolument.
La scène est un champ à l’abandon planté de chaises éparses, d’une effarante solitude. Avec parmi eux la beauté hâve, squelettique et hiératique de Pina Bausch – les corps esseulés des danseuses et des danseurs tâtonnent dans un paysage blessant en fermant les yeux. Les chaises, les murs, les autres corps sont ici, à l’image du corps de chacun pour lui-même, un infranchissable obstacle. L’essence de la pièce pourrait être résumée par cette atroce notation de Kafka : « L’os de son propre front lui barre le chemin (contre son propre front il se frappe le front jusqu’au sang). » Chaque corps y porte le deuil de son jeu intérieur, de la distance à soi qui ouvre en lui l’espace. C’est pourquoi l’espace extérieur, le jeu dansé des distances entre les êtres sont abolis eux aussi. La désolation du désert ferme l’espace de l’amour et de la rencontre. Les corps sont anéantis par la pétrification. Entre eux et en eux, l’espace ne prend plus, n’advient plus.
Dans Café Müller, le grand art de Pina Bausch est encore un oisillon aveugle et chauve prisonnier de son œuf – captif de l’anti-monde de la douleur. Pourquoi l’oisillon se recroqueville-t-il sur lui-même au centre de l’œuf ? Pourquoi se resserre-t-il dans la plus extrême concentration de la douleur ? Par amour de celle-ci ? Parce que la douleur seule est vérité, beauté et grandeur ? Le parti pris doloriste de Wenders pourrait nous le laisser croire. Mais cette condensation est en réalité une ruse physique pour ouvrir dans l’œuf un interstice, l’espace permettant à l’oisillon de prendre son élan avant de déployer soudain son corps de tout son être pour faire voler en éclat la coquille.
Contrairement à Wenders, prosterné devant le monolithe d’une douleur forcément doloriste, l’art de Pina Bausch s’émerveille de l’exubérante pluralité du monde. Il possède réellement, lui, trois dimensions : comique, joie pure, pure douleur. Il repose sur un contrepoint permanent, sublime et abrupt entre un humour éblouissant (Wenders a commis le crime de l’escamoter presque entièrement), une douleur qui ne se regarde pas douloir et une joie fulgurante qui ne se regarde pas jouir. Wenders perd l’équilibre de ce contrepoint, qui constitue pourtant l’essence de l’art de Pina Bausch. Il oublie (sauf brièvement à la fin du film) ce qu’il y a de plus beau en lui : la joie de notre sensuelle et perpétuelle arrivée au monde. Le désert transformé par une goutte d’eau, en une seconde, en une jungle florissante. Les corps s’abandonnant dans une joie infinie et insoutenable à jouer au monde et au désir avec d’autres corps.
Wenders a hélas négligé ce qu’il y a de plus grand et de plus sérieux dans cet art : les stupides enfantillages sensuels de la joie pure, la commune exultation d’être. L’envers enfantin et éternel de notre chair de douleur.
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