Depuis que Michel Serres et Michel Butor se sont intéressés à lui, on sait que Jules Verne, c’est beaucoup plus que Jules Verne. L’époque où notre cher Lagarde et Michard ne le mentionnait même pas semble révolue. L’auteur pour enfants est devenu une manière de sorcier qui a jonglé sans trop le savoir lui-même avec tous les archétypes de l’inconscient collectif. Il se croyait un bon papy, positiviste républicain, épris de progrès scientifique émancipateur et le voilà plus proche du visionnaire rimbaldien qui donne à l’enfance ce pouvoir magique de transformer le monde simplement en le décrivant d’un regard neuf.
Désormais, quand Jules Verne est réédité, comme c’est le cas pour cette Île mystérieuse en Folio, c’est dans la collection classique et le texte est accompagné d’une préface et d’un appareil critique, comme pour ses illustres contemporains. Ici, l’appareil critique en question est volumineux mais passionnant. On le doit à Jacques Noiray, qui nous gratifie même d’un lexique des termes de marine qui est, à lui seul, une invitation au voyage.
[access capability= »lire_inedits »]Bien plus qu’une robinsonnade
L’Île mystérieuse a longtemps été considérée comme une simple robinsonnade. La robinsonnade était, dans la littérature pour la jeunesse du XIXe siècle, un genre littéraire en soi. Jules Verne en a lui-même écrit plusieurs, comme Deux ans de vacances. La robinsonnade, c’est le bonheur d’être seul au monde, de le refaire aux couleurs qui nous plaisent. C’est l’utopie à la portée des tout-petits. On aura beau faire, l’homme ne se contentera jamais du monde tel qu’il ne va pas. Et tant pis s’il faut pour cela que tout commence par une révolution ou, en l’occurrence, un naufrage qui n’est jamais qu’une révolution en miniature.
Mais L’Île mystérieuse dépasse assez vite ce cadre. Le naufrage y est, pour commencer, un naufrage aérien. Pour un peu, on se croirait dans la série Lost, dont le succès mondial montre que rien ne change jamais dans notre désir de catastrophe comme moyen de mieux renaître. C’est exactement le cas des naufragés de L’Île mystérieuse qui cherchaient à fuir la ville de Richmond, assiégée pendant la guerre de Sécession. Si toutes les figures obligées de la robinsonnade sont encore là, comme la lutte contre une nature sauvage, le roman se double d’une interrogation des plus ambiguës sur ce qui fonde la notion d’humanité. Un bagnard solitaire sur une île voisine – « Malheur à l’homme seul ! » – apparaît beaucoup moins humain qu’un orang-outang, Jup, qui devient un personnage à part entière. Quant au capitaine Nemo, dont on découvre qu’il est celui qui a protégé de manière occulte les naufragés, il n’est plus le surhomme de Vingt mille lieues sous les mers mais un guerrier fatigué, agonisant même, sur le point de perdre la foi en ses combats.
On voit pourquoi relire L’Île Mystérieuse, aujourd’hui, peut se révéler des plus salubres. D’abord, il est toujours agréable de renouer avec ses émotions d’enfance, avec un certain goût pour le grand air dans ce monde climatisé et rapetissé. Mais surtout, dans ce roman, Jules Verne nous invite à relativiser nos fantasmes prométhéens de post-humanité. Et, comme les personnages de L’Île mystérieuse, à conserver jusque dans l’épopée le sens de la modestie.[/access]
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