La pandémie semble bouleverser bien des points de vue et il parait aujourd’hui probable que les politiques industrielles constitueront une pièce majeure des débats lors de l’échéance présidentielle de 2022.
Toutefois, on parlera beaucoup d’industrie, mais beaucoup moins du vecteur monétaire et la question de l’euro ne sera plus à l’ordre du jour. Dans un monde qui ne remettra pas en question l’économie de marché, l’industrie, comme les autres activités, se déploie dans un canevas monétaire qui vient en dessiner la structure et les contours. Côté structure, ce sont les prix relatifs du capital et du travail qui viennent dessiner le choix de la combinaison productive. Si le prix du travail diminue et que celui du capital augmente on privilégiera des organisations plus utilisatrices de travail. Côté contour, c’est bien un système de prix qui vient fixer le poids et la qualité de la production par rapport à celui des services, la part des importations et des exportations, etc.
De l’importance du taux de change, outil perdu
On voit aussi que le système de prix est lui-même hiérarchisé et que l’un d’entre eux, le taux de change, est en réalité la clé de voûte de l’ensemble, avec d’emblée un statut de variable explicative, au moins partielle, de la totalité macroéconomique étudiée.
Très simplement dans le cas de l’Europe, c’est bien un taux de change d’un type nouveau qui va massivement redessiner la macro économie grecque depuis le début du 21ième siècle. Parce que ce taux devient étranger à la réalité grecque – cotation élevée de l’euro contre Drachme de valeur faible – les investissements se détourneront de la production au profit du commerce et de la distribution. Produire dans une zone déjà peu industrialisée avec un taux de change élevé n’est guère rationnel, et ce qui pouvait être exporté avec un taux de change faible ne l’est plus avec un taux plus élevé. Par contre distribuer devient très rationnel et le taux de change élevé devient gain de pouvoir d’achat international. On comprend par conséquent la suite des évènements : on produit moins, on consomme davantage, une consommation elle-même aidée par une autre distribution, celle du crédit…. et donc l’endettement est au bout du chemin.
Ce petit rappel d’une grande banalité doit être au cœur des réflexions de ceux qui dans beaucoup de mouvements politiques veulent reconstruire les bases industrielles de la France.
En allant plus loin, ce même petit rappel montre à quel point le taux de change était un outil essentiel hélas perdu. Pour un pays comme la Grèce et bien d’autres pays du sud, son abandon vient dessiner un système de prix aux conséquences majeures :
Le taux de l’intérêt se trouve plus faible qu’à l’époque de la Drachme, de la Peseta, de la Lire, du Franc, etc ; Le niveau de dépense publique se trouve moins contraint que par le passé ; les contraintes en terme de recettes fiscales fléchissent ; l’endettement privé qu’elle qu’en soit sa destination devient plus aisé ; les importations moins coûteuses peuvent croître ; le prix du travail devient trop élevé ; l’investissement interne devient moins rentable ; l’investissement externe l’est davantage ; les exportations deviennent peu compétitives ; le coût des services explose etc.
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Ces modifications d’un système de prix orchestrées par un taux de change inadapté va aussi développer des effets majeurs sur les soldes financiers traditionnels, ceux désignés par les comptables nationaux par les expressions classiques suivantes : « secteur des administrations publiques », « secteur privé » (ménages et entreprises financières ou non), et « reste du monde ».
Comptablement la somme algébrique des soldes financiers de ces trois secteurs est égale à zéro. Ainsi quand la somme des soldes internes est négative (administration publique + secteur privé) cela signifie que le reste du monde bénéficie d’un solde positif d’un même montant… ou autre façon, plus simple, de s’exprimer : le pays entre en déficit au regard de son extérieur.
Soldes financiers dans le rouge
Quand par conséquent le vecteur monétaire est inadapté – dans le cas de l’Europe du sud, lorsque le taux de change est trop élevé par rapport au reste du monde y compris l’Europe du nord – l’évolution des soldes financiers devient problématique : déficit des administrations publiques, excédent du reste du monde (donc déficit de la balance extérieure du pays) et solde de l’économie interne qui n’est que la conséquence des deux premiers. Deux situations possibles : si le déficit des administrations publiques est inférieur à celui de la balance extérieure, le secteur privé devient déficitaire ; à l’inverse si le déficit des administrations publiques est supérieur à celui de la balance extérieure le secteur privé devient excédentaire.
Dans le premier cas, à solde extérieur donné, le secteur privé laisse apparaître un déficit financier résultant d’une alimentation trop faible en termes de ressources publiques. A solde public donné, ce même secteur privé souffre d’une fuite de ressources vers l’extérieur. Le secteur privé (entreprises et ménages) s’étiole.
Dans le second cas, le secteur privé souffre d’une fuite vers l’extérieur mais se trouve surcompensée par l’alimentation publique.
Bien évidemment le second cas est préférable mais il se heurte à l’absence de souveraineté monétaire. En effet la grande question est de savoir comment financer le surplus de dépense publique, et un financement qui relève, on le comprend mieux maintenant, de la monétisation. Cette dernière ne pose pas de problème insoluble lorsque le pays concerné est monétairement souverain. Même lorsque la banque centrale est indépendante et que la dette publique fait l’objet d’un marché, un pays monétairement souverain développe une coopération entre sa banque centrale et son administration du Trésor. C’est en particulier le cas des Etats-Unis où la Réserve fédérale soutient les « primary dealers » (l’équivalent des spécialistes en valeurs du Trésor de notre agence France Trésor) et veille à l’implication et la rentabilité de ces derniers afin d’assurer le bon placement de la totalité des bons du Trésor. Avec une telle coopération, même le gigantesque déficit engendré par les plans Biden se trouve financé avec des taux durablement faibles. Bien évidemment une telle coopération suppose une attention sur les risques inflationnistes, toutefois eux-mêmes maitrisables en raison d’un retour à forte croissance et donc à forte exigence en termes de disponibilités monétaires.
La France corsetée
L’Union Européenne est l’inverse d’une zone de souveraineté monétaire et donc les pays du sud handicapés par une fuite vers l’extérieur (taux de change trop élevé) ne peuvent compenser le saignement du secteur privé par un déficit lourd des administrations publiques. La BCE ne peut – au moins jusqu’à maintenant- répondre facilement et directement aux appels des Trésors en difficulté dans le sud de la zone. Ce fût le cas de la Grèce avec une BCE qui ferme le robinet. C’est potentiellement encore le cas de l’ensemble du sud si la même BCE n’arrive pas à s’extirper de la main allemande.
Présentement, tant que la BCE reste encore ce qu’elle est, les réformes structurelles se doivent de rester à la mode. Puisque le secteur privé (ensemble entreprises et ménages) ne peut compenser le saignement (tendance fondamentale au déficit extérieur résultant d’un taux de change irréaliste) par la dérive des finances publiques, la solution réside dans sa dévaluation interne : moins d’Etat social, diminution du coût du travail, baisse du montant des retraites, etc. Et une baisse d’autant plus forte qu’il faut aussi rendre plus compétitif le sous-ensemble entreprises du secteur privé : baisse de l’impôt sur les sociétés, disparition des impôts de production, allégement de la normalisation et de la réglementation, etc. Ajoutons que cette recherche de compétitivité doit aussi se faire compte tenu d’un partenaire nouveau : un environnement économique et climatique qui doit de plus en plus être respecté, ce qui oblige à une grande rigueur sur les objectifs de la dévaluation interne.
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Tant que fondamentalement le corset monétaire reste ce qu’il est, il est très difficile pour une éventuelle politique industrielle de s’abstraire de la logique des réformes structurelles. C’est en particulier ce que l’on constate en France avec le plan de relance: pas de retour à une stratégie de branche, pas de vision claire à long terme et simple accompagnement de la logique de la recherche de compétitivité.
Bien sûr la BCE va probablement évoluer. Toutefois même en faisant disparaitre les dettes du sud par inondation monétaire ciblée, la question du saignement par le déséquilibre extérieur restera posée.
Une réindustrialisation est un processus difficile. Sans souveraineté monétaire permettant le choix du taux de change, la démarche s’avère impossible. La contrainte monétaire sera pourtant totalement exclue des débats à l’occasion de la future élection présidentielle française. A l’inverse on voit déjà se dessiner des morceaux de programmes où l’on retrouve «ripolinés » les vieux slogans de la compétitivité et de la concurrence : « capitalisme responsable avec objectifs sociaux », « performance ESG » (environnement/social/gouvernance), « fin de la logique du « fair value » dans les normes comptables » etc. La liste n’est limitée que par le manque d’imagination des joueurs sur les marchés politiques. Des joueurs qui, bien sagement, persistent à jouer à l’intérieur des règles du jeu d’aujourd’hui.
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