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2012 : le match des identités


À droite comme à gauche, on s’est inspiré des thèses du géographe Christophe Guilluy sur les « fractures françaises ». Il revient sur une campagne qui a vu s’affronter deux discours symétriques.

Causeur : Après la défaite de Nicolas Sarkozy au second tour de l’élection présidentielle, beaucoup ont glosé sur l’échec de la « stratégie Buisson » visant à siphonner l’électorat frontiste en axant la campagne sur des thématiques identitaires − lien entre insécurité et immigration, défense du « mode de vie français ». Souscrivez-vous à cette analyse ?

Christophe Guilluy : Cette thèse est absurde, même si elle rassure les défenseurs autoproclamés des « valeurs ». S’il n’avait pas choisi cette stratégie, Nicolas Sarkozy n’aurait pas dépassé 20 à 25 % des voix au premier tour et 46% au second. Compte tenu de l’état économique et social du pays, s’il avait mené une campagne au centre, axée seulement sur le « social » ou le « pouvoir d’achat », il aurait nécessairement été conduit à critiquer son propre bilan. Cette stratégie suicidaire aurait amené Marine Le Pen au second tour. Bref, tout cela n’a pas de sens. Sarkozy a mené la seule campagne possible.[access capability= »lire_inedits »]

Mais au-delà de ces considérations électorales, pensez-vous qu’il a « dérapé » sur les « valeurs », comme on le lui reproche (ce qui signifierait que l’alternative entre perdre son âme et perdre les élections est bien réelle) ?

Parler d’immigration ou de questions identitaires n’est pas un « dérapage sur les valeurs » puisqu’il s’agit de vraies questions. En revanche, on peut s’interroger sur le marketing électoral qui fait prévaloir les stratégies électorales sur les convictions. Par exemple, il y aurait matière à s’interroger sur le positionnement d’un Sarkozy qui, en fait, est certainement plus proche idéologiquement des libéraux de « Terra Nova » que de la ligne identitaire d’un Buisson…

À première vue, la victoire, certes serrée, de François Hollande semble valider les thèses de Terra Nova : les 51,5% du 6 mai ne résultent-ils pas de la conjonction de l’électorat traditionnel du PS depuis trente ans, (fonctionnaire, bobos) et des minorités (les « issus de l’immigration », les « banlieues ») théorisée par Olivier Ferrand ?

De fait, c’est bien parce qu’il a fédéré la « coalition arc-en-ciel » rêvée par Olivier Ferrand que François Hollande a gagné. Mais il faut ajouter que la « ligne Terra Nova » est en quelque sorte la face cachée de la « stratégie Buisson », puisque l’une et l’autre prennent symétriquement en compte, à partir de ses rives respectives, la fracture identitaire et culturelle qui traverse la société. D’ailleurs, en observant la campagne des deux principaux candidats, on voyait bien que leurs stratégies ne cessaient de s’alimenter mutuellement : à la focalisation sur les musulmans correspondait la fascisation par la gauche du discours de Sarkozy − que Mélenchon a traité de « petit Blanc raciste » tandis qu’Axel Kahn comparait le meeting du Trocadéro à ceux… de Nuremberg ! Peu de commentateurs ont repéré le saisissant jeu de miroirs droite/gauche dans lequel le discours sur l’« halalisation » de la société française répondait au discours sur sa fascisation. Ces deux campagnes négatives étaient donc porteuses de messages subliminaux complémentaires et opposés : « voter à gauche », c’est soutenir l’islamisation et la disparition de notre nation, d’un côté ; et « voter à droite », c’est voter raciste, voire antimusulman de l’autre.

Il faut croire que le deuxième a plus porté que le premier, donc que la France redoute plus le racisme que l’islam…

En réalité, ces deux stratégies ont parfaitement fonctionné ! Sarkozy a atteint un score inespéré, notamment parce qu’il a attiré au second tour une majorité de l’électorat frontiste, majorité plus courte qu’en 2007, d’où son échec final, mais majorité tout de même. De son côté, Hollande a réalisé des scores exceptionnels dans les Dom-Tom, les banlieues et au sein de la communauté musulmane. Cela signifie qu’indépendamment de toute préférence axiologique (pro ou anti-immigration, islamophile ou islamophobe), les discours identitaires parlent aux Français de toutes origines, notamment dans les milieux populaires.

Et même aux « prolos », d’ailleurs, puisque l’inexorable déclin du PS chez les ouvriers, entamé il y a vingt-cinq ans, semble avoir été enrayé. Il semble d’ailleurs que François Hollande partage une partie de vos analyses. En s’engageant, entre les deux tours, à réduire l’immigration de travail, le futur « président normal » n’a-t-il pas voulu courtiser l’électorat « identitaire » ?

Hollande a parfaitement compris les préoccupations des classes populaires, notamment de la classe ouvrière, concernant l’immigration. C’est pourquoi il a sensiblement fait évoluer le discours de la gauche sur la question en précisant qu’il fallait réduire l’immigration économique en temps de crise, mais aussi en concédant pour la première fois que 200 000 étrangers entraient légalement chaque année sur le territoire. Il a également, très discrètement − et très habilement − enterré le droit de vote des étrangers aux élections locales en expliquant, au cours du débat d’entre deux tours, qu’il devrait être adopté par trois cinquièmes des parlementaires ou soumis à référendum[1. À l’exception de Marc Cohen dans Causeur, aucun commentateur n’a relevé ce changement de pied, tous ayant continué à gloser, les uns pour s’enthousiasmer, les autres pour se désoler, sur cette mesure prétendument phare du programme de Hollande. [E.L.]], ce qui signifie que la mesure est repoussée à la Saint-Glinglin. Pour répondre à votre question, je dirais qu’Hollande a compris les revendications populaires, mais qu’il reste prisonnier d’un électorat toujours largement acquis au multiculturalisme.

Au-delà de ces observations, que révèle l’analyse socio-géographique des votes ? Marine Le Pen a-t-elle encore une fois « décroché le prolo » ?

Je constate que la nouvelle géographie sociale, qui oppose la « France métropolitaine » mondialisée des grandes villes et des banlieues à la « France périphérique », périurbaine, rurale, industrielle, des villes petites et moyennes, où se concentrent les « perdants » de la mondialisation, influence de plus en plus la carte électorale. Au premier tour de l’élection présidentielle, la France périphérique, qui avait porté au pouvoir Sarkozy en 2007, l’a lâché pour Marine Le Pen. On observe en outre que les grandes villes ont désormais toutes basculé à gauche, sans exception.

Et comment analysez-vous les performances de Jean-Luc Mélenchon, en particulier son faible score dans l’électorat populaire ?

Le « phénomène Mélenchon » s’est dégonflé au premier tour, puisque, malgré son incontestable talent, il n’a pas réussi à dépasser le niveau habituel du score cumulé extrême gauche-PC. Mais surtout, il a échoué à capter le vote ouvrier, ce qui était son objectif affiché. Marine Le Pen arrive en tête dans cette catégorie au sein de laquelle même Sarkozy fait mieux que le tribun du Front de Gauche − la honte ! La réalité est que Mélenchon et le FDG ne s’adressent pas aux classes populaires, mais à une petite classe moyenne, appartenant souvent à la fonction publique, qui est légitimement angoissée par son avenir et la mondialisation.

Quelques mois avant son entrée en campagne, Nicolas Sarkozy vous avait reçu à l’Élysée en compagnie d’une flopée d’élus et d’intellectuels[2. Michèle Tribalat, « Clichy-Montfermeil, c’est la France ! », Causeur Magazine n°45, mars 2012.]. Et lorsqu’on lui parle d’inégalités sociales entre les territoires, Marine Le Pen cite régulièrement vos travaux. Craignez-vous d’être instrumentalisé ?

Je travaille depuis près de vingt ans sur les classes populaires et l’émergence d’une nouvelle géographie sociale. Contrairement aux chercheurs « traditionnels », je ne prétends pas à une hypothétique objectivité « vue d’en haut ». Ma démarche est empirique et dépourvue de tout jugement moral. Je n’en considère pas moins que la place des classes populaires dans les sociétés mondialisées est un sujet central, dont j’aimerais que l’ensemble des partis politiques, gauche et droite confondues, se saisissent pour en débattre. Or, j’ai beau venir de la gauche, je considère que les intellectuels de gauche ne sont pas plus proches du peuple que ceux de droite, même quand ils disent s’en préoccuper. Ce qui les distingue, c’est l’idée qu’ils se font du peuple, un peuple pour partie fantasmé. Dans les deux camps, mais, finalement, peut-être encore plus dans l’un que dans l’autre… Quoi qu’il en soit, c’est dans cet état d’esprit que je rencontre des politiques, à gauche mais aussi à droite. L’instrumentalisation dont je pourrais faire l’objet me semble avoir beaucoup moins d’importance que le destin des classes populaires : je ne joue pas ma gloire ou ma carrière ! Alors, je ne suis évidemment pas dupe des démarches électoralistes, mais, je le répète, elles ne sont l’apanage d’aucun camp. Et si elles conduisent à une prise de conscience du caractère crucial de cet enjeu, c’est toujours ça de gagné !

Sauf que cette prise de conscience a toutes les chances de durer ce que durent les campagnes électorales…

Peut-être, mais c’est toujours mieux que si elle n’existait pas du tout, non ? Je ne suis pas naïf : si tous les candidats et tous les partis se sont intéressés à mes travaux − et la gauche depuis plus longtemps que la droite −, ce n’est pas parce qu’ils ont été touchés par la grâce ouvrière, mais parce que tous savent que le vote des classes populaires est déterminant pour l’élection présidentielle, dernier scrutin où elles se déplacent massivement, comme en témoigne l’analyse des taux de participation. Pour résumer la situation, je dirais que Sarkozy s’est intéressé aux classes populaires parce qu’elles l’avaient fait gagner en 2007, Hollande parce qu’elles pouvaient le faire perdre et Marine Le Pen parce qu’elles constituent le cœur de sa base électorale. La séquence « présidentielle/classes populaires » étant achevée, on assiste à un retour des « élections sans le peuple » où les classes populaires ne vont pas voter et où on n’aborde plus les thématiques de fond, ceci expliquant en partie cela. Marquées par un taux d’abstention record, elles sont souvent gagnées largement par la gauche. Et au bout du compte, elles permettent aux grands partis de maintenir leur ligne libérale – les législatives du 17 juin ne faisant pas exception. Notons à ce titre que tous ceux qui étaient si préoccupés par les classes populaires avant l’élection présidentielle ne paraissent guère perturbés aujourd’hui par leur quasi absence du Parlement…[/access]

 

*Photo : Antony Drugeon

Juin 2012 . N°48

Article extrait du Magazine Causeur



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