Et si, après vingt-neuf de néolibéralisme à la sauce Mitterrand-Chirac-Sarkozy, l’âne de Buridan français obtenait l’eau et l’avoine d’un seul coup ? Jusqu’ici, droite et gauche se sont succédé au pouvoir en inventant la divine formule de l’alternance unique. Un coup, le discours sécuritaire teinté de néolibéralisme immédiatement corrigé par le rejet de son rejeton libertaire. Un autre, un programme social mâtiné d’idéologie du Progrès, salmigondis mêlant idéaux socialistes et libertés subjectives rythmées par les besoins du marché.
Le Grand Journal, machine à nous dire quoi penser
À force de déception et de lassitude, le peuple rue dans les brancards à chaque élection, renvoyant dos à dos gauche sociétale et droite du fric. Dix ans après l’onde de choc de l’hydre Le Pen et le carnaval antifasciste qui a suivi, l’ombre populiste se profile à nouveau sur la France. Et tant mieux : les élites traîtresses s’inquiètent sérieusement du regain de popularité des slogans xénophobes surfant sur la désespérance d’un peuple oublié, martyrisé et honni. Sur les plateaux de télévision, les sociologues de salon nous expliquent que la révolte gronde en banlieue, chez ces exclus victimes du racisme ordinaire. Le grand Villepin opine du chef. Auréolé de son discours à l’ONU, il drague ouvertement le vote ethnique et dénonce publiquement le néocolonialisme du pays légal.
[access capability= »lire_inedits »]Au bal des prétendants, il n’est pas le dernier à se disputer les faveurs du Grand Journal de Canal +. Cette formidable machine à nous dire quoi penser, de qui se gausser et comment consommer en a fait un de ses chouchous, en lieu et place du turbulent Besancenot, devenu trop incontrôlable.
Avant de statuer s’impose un bref passage en revue des principaux protagonistes :
• Honneur au sortant : Nicolas Sarkozy met fin au faux suspense qui entoure sa candidature à un second et dernier mandat. Fort de son bilan de président-qui-agit-pendant-la-crise, l’hôte de l’Élysée réédite sa campagne de 2007 autour du triptyque République-Travail-Nation. Cinq après, le tandem magique Buisson-Guaino peine à réitérer l’exploit. Et pour cause, au-delà des casseroles de quelques ministres peu discrets, la barque s’avère chargée. Sauvetage des banques sans garantie ni prise de participation publique, arrimage désespéré à une zone euro subclaquante, défense effrénée d’un libre-échange destructeur d’emplois, chiffres du chômage en berne, moral des ménages au plus bas… Tous les indicateurs sont au rouge. La seule chance de s’en sortir : endosser les tabous idéologiques de la gauche qui forment autant de thématiques chères aux classes populaires. Que le peuple préfère les plats réchauffés à la cuisine sociale-libérale azotée : tel est le dernier espoir de l’habile Sarkozy.
« Un duel entre les héritières Le Pen et Delors, ça aurait de la gueule », murmure-t-on au PS
• En face, les duettistes du pacte de Marrakech mènent grand train. Au terme de primaires peu disputées, la patronne du PS l’a emporté haut la main. De sa prison dorée de Washington, DSK a exprimé son soutien officieux. En sous-main, quelques conseillers bien inspirés suggèrent à Martine Aubry de parler au petit peuple des pavillons ainsi qu’aux déclassés de province, trop longtemps négligés par les socialistes. Il faut dire que la société du care passionne peu au plateau de Millevaches et que l’antisarkozysme fiscal cache mal les convergences européennes entre UMP et PS. Comme dirait l’autre, tout reste néanmoins possible ; il s’agit moins de tabler sur l’adhésion au programme d’accompagnement du marché que de spéculer sur la faillite de Sarko. La tempérance du projet socialiste fait d’ailleurs les affaires de Mélenchon, promis au seuil des 6 % et trop vite réduit à ses talents de tribun.
• Marine Le Pen se tient en embuscade. La sémillante jeune femme à la crinière blonde capitalise jour après jour sur la désespérance des sans-grade. Non sans avoir épuré le FN de ses éléments les moins présentables, cathos intégristes, identitaires au racialisme étroit (pléonasme !) et autres « païens » obsédés par la pureté des origines. Le lumpenprolétariat fait le reste : quelques caïds disséminés ici ou là, des voitures qui brûlent, un ou deux drapeaux algériens hissés en banlieue : n’en jetez plus, la campagne de Marine est lancée ! Aidée par des médias hésitant entre l’ostracisme – cette fameuse stratégie du cordon sanitaire dont on mesura l’efficacité un certain 21 avril − et la connivence – au prix de quelques concessions frontistes sur l’IVG ou le divorce − la digne fille de son père vise le second tour. Après tout, murmure-t-on à Solferino, un duel entre les héritières Delors et Le Pen, cela aurait de la gueule…
• Quarante ans après Épinay, une décennie après la folle aventure du Pôle républicain, Jean-Pierre Chevènement entend remettre le couvert. Au grand dam de ceux qui l’avaient enterré trop vite, le sage de Belfort en a encore sous la pédale. Cet intellectuel lancé en politique égrène jour après jour les thèmes occultés par ses adversaires. Concurrence déloyale entre la France et l’Allemagne sur fond de déflation salariale, mainmise des marchés financiers sur la souveraineté des États, délitement de la nation en autant de communautarismes victimaires, nécessité de refonder le pacte national à nouveaux frais, dénonciation du mythe sécuritaire sarkozien, etc. Le mythe de l’homme providentiel a beau être éculé, certains se mettent à rêver d’un score honorable. Le gros de la crise aidant, le recours au brillant septuagénaire pourrait redonner du souffle à une gauche en mal d’idées. Certains socialistes républicains ne craignent-ils pas à une victoire à la Pyrrhus qui consacrerait la ruine du sarkozysme sans proposer de réelle alternative ?
Passée la cohorte des Nouveau centre-vieux Modem-Europe Ecologie-Anticapitalistes et autres trotskystes d’apparat, la liste des candidats devient un inventaire à la Prévert. Quels que soient ses résultats, l’élection présidentielle distribuera son lot de rires et de peines. Espoir pour les uns, crainte pour les autres, le balancier du suffrage universel ne pourra de toute façon enrayer la sombre perspective du déclin à lui seul. Certains perçoivent de la mélancolie là où d’autres annoncent la fin du roman national. Peu importe le flacon, reste l’ivresse de la chute. Car un même fatalisme ronge nos élites comme nos classes populaires.
En guise d’antidote, prônons un sens du tragique conjugué à un strict solidarisme. « Penser en pessimistes, agir en optimistes » : et si l’antienne socialiste de Benoît Malon était notre planche de salut ?[/access]
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