Monsieur Nostalgie tente de retenir le parfum de l’année 1974, des derniers jours du président Pompidou à la diffusion des « Brigades du Tigre » à la télévision
Encore un instant, Monsieur le bourreau ! Après, c’est juré, vous pourrez commencer votre travail de sape, de désintégration minutieuse de notre canevas national ; c’est promis, vous aurez les mains libres pour détricoter notre mémoire collective et faire advenir un monde meilleur, plus équitable et altruiste, plus inclusif et doux. A bas les oripeaux de grand-papa et sa liberté d’expression factieuse ! Laissez-nous juste quelques minutes pour nous retourner, une dernière fois, faire le deuil de nos piteuses Trente Glorieuses et accepter cette fatalitas chère à Chéri-Bibi. On ne vous embêtera plus avec cette nostalgie abrasive qui est le signe des peuples réfractaires. Nous ne vous encombrerons plus avec notre barda hétéroclite, de lectures ennuyeuses et d’objets démodés, nous avons conscience que nos souvenirs sont un frein à notre émancipation. Ils pèsent défavorablement sur notre humeur. Ils dérèglent notre vision du présent. Ils nous empêchent d’avancer. Toujours un œil dans le rétroviseur, nous voyons tout en noir et en recul systémique. Oui, mille fois oui, vous avez raison de nous tancer et de nous gronder. Nous ne sommes que des enfants incorrigibles, englués dans la naphtaline, à ressasser de vieilles comptines, à fantasmer une époque survendue par des boomers en manque d’idéal, incapables d’adopter la digitalisation des esprits, alors que vous nous offrez sur un plateau d’argent la civilisation du mouvement et du décloisonnement. Une ère nouvelle où l’Homme pourra enfin s’épanouir par le travail collaboratif et le communautarisme heureux. Nous sommes des ingrats, enfermés dans nos frontières et nos habitudes provinciales, nous croyons encore aux échanges épistolaires et aux usines remplies d’ouvriers ; à la chanson de variété intelligente et aux silences des bibliothèques. Désolé de vous importuner avec ces mirages d’avant les crises pétrolifères et vendettas identitaires. Je suis sûr que vous allez parvenir, à force de lois et d’injonctions, à coups de pédagogie, à nous faire accepter ce destin lumineux. Nous ne mesurons pas la chance de vous avoir à nos côtés, votre vigilance nous honore, vous êtes toujours là, pour remettre de l’ordre et des règles dans notre bric-à-brac décadent. Nous avons tellement besoin d’être recadrés et cornaqués. Sans votre surveillance omnisciente, nous sombrerions dans une mélancolie puérile avec nos gros godillots, à pleurer sur nos gloires anciennes et notre art de vivre disparu. C’est ridicule, pathétique, je le concède, de ne pas pouvoir brûler notre camisole idéologique. Nous allons y travailler, je vous le jure. Quelle ingratitude de notre part surtout avec tout le mal que vous vous donnez pour liquéfier notre histoire commune et réenchanter notre quotidien. Merci de nous déconstruire, chaque jour un peu plus, et de nous (ré)apprendre à marcher dignement. Culturellement, économiquement, sécuritairement, partout, dans tous les domaines, à l’école, à l’hôpital, dans la rue, aux champs et sur nos tablettes, grâce à vous, nous entrevoyons un avenir radieux. La fin des temps tragiques. Sans vous, nous serions bloqués en cette année 1974. Un président cantalou, amateur de poésie et de Porsche 356, avec la force tranquille d’un fils d’instituteurs ayant pris le train de la méritocratie, s’éteindrait bientôt. Marcel Pagnol, un autre bon élève, le suivrait de quelques jours. À la radio, la famille était à l’honneur. Daniel Guichard nous arrachait des larmes avec « Mon vieux » et le sémillant Sacha Distel cajolait « La Vieille Dame » pendant que Michel Jonasz proclamait son hymne à « Super Nana ». C’était mièvre et misogyne. Salement populaire. À la télévision, le générique de Chapi Chapo composé par François de Roubaix éclairait le regard des enfants tandis que « Les Brigades du Tigre » à la gloire de Clémenceau s’ouvraient sur les illustrations d’André Raffray et quelques notes hypnotiques de Claude Bolling, notre pays se vautrait dans la Troisième République et les prémices de la musique électronique. Aux États-Unis, c’était pire, Happy Days débarquait avec un Fonzie viriliste et un Richie, sorte de Tanguy suburbain, dans un décor en carton-pâte, pâle résurgence de l’embellie « fifties ». Au cinéma, Michel Deville dans « Le Mouton enragé » mettait en scène un affreux arriviste, Jean-Louis Trintignant, qui se servait des femmes pour grimper à l’échelle sociale ; Resnais nous montrait la chute de Stavisky avec Belmondo, comme si Le Magnifique pouvait incarner Serge Alexandre et Alain Delon se glissait dans la peau d’un député ministrable dans « La Race des seigneurs », film adapté du roman Creezy de Félicien Marceau. Ces images déplorables promouvaient à chaque fois le pouvoir de la séduction. Dans les librairies, le passéisme était à la mode, Kléber Haedens signait Adios et Jean d’Ormesson triomphait avec Au plaisir de dieu, la figure de Sosthène de Plessis à Saint-Fargeau et celle de Jérôme Dutoit à la Feria de Pampelune éduquèrent bien maladroitement les jeunesses rêveuses, pendant ce temps-là, René Fallet obtenait le Prix Scarron dont le dernier récipiendaire fut l’inénarrable Sim, pour Ersatz, une potacherie qui déplut à Pivot. Dans les concessions, Citroën en phase terminale d’absorption par Peugeot, lançait son oblongue CX dotée du tableau de bord « lunule », aussi mystérieux que lunaire. Où que j’aille, où que je regarde, il y a toujours un coin qui me rappelle cette année 1974, mais je vous promets de me faire soigner.