Yves Charpenel, avocat général à la Cour de cassation de 2005 à 2018, observe et s’inquiète de la prolifération de lois pénales.
Causeur. Vous avez vu proliférer les dispositifs pénaux au cours de votre carrière dans la magistrature. Où en est-on aujourd’hui ?
L’arsenal législatif prévoit environ 15 000 infractions différentes. C’est complètement délirant, tout le monde en convient.
La prolifération de lois pénales est néfaste.
Ces lois sont-elles vraiment appliquées ?
Si c’était le cas, tout le monde aurait un casier ! En réalité, bien souvent, les décrets d’application ne sont jamais pris. Il y a aussi ce que j’appelle l’abrogation par délaissement, c’est-à-dire que l’infraction tombe en désuétude. Cela peut aller très vite. En mars 2007, le législateur a créé le délit de « happy slapping », qui consiste à filmer une agression et à diffuser les images sur les réseaux sociaux. Le temps de promulguer la loi, la mode était passée.
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D’autres lois sont tout simplement inapplicables, par manque de moyens ou parce que les incriminations baignent dans le flou complet, à l’image du délit de racolage passif. Il a été supprimé en 2016, après une décennie de poursuites quasi systématiquement annulées pour cause d’infraction insuffisamment caractérisée. Le Sénat a créé en 2018 un Bureau d’abrogation des lois anciennes et inutiles. L’acronyme est parlant, pour une fois (Balai). Le travail ne manque pas.
Avec quels textes fonctionne vraiment la machine pénale ?
Les enquêteurs et les magistrats privilégient les qualifications larges, robustes, ce qui explique que 120 infractions sur 15 000 totalisent plus de 90 % des poursuites. Prenez l’exemple des violences conjugales. Sous la pression des associations, de nouvelles peines sont entrées dans la loi, mais ce sont les incriminations déjà prévues par le Code Napoléon qui sont le plus souvent retenues.
La loi Labbé, entrée en application en janvier 2019, punit de six mois d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende la détention de phytosanitaires de synthèse par un particulier. Un vieux bidon de glyphosate oublié dans le garage conduirait en prison ?
Ce sont des maxima. Il y a une individualisation des peines, sinon les magistrats ne serviraient à rien. On entre dans la carrière en pensant que la loi pénale, c’est le glaive. La réalité est beaucoup plus nuancée. On ne peut pas tout pénaliser. Une loi interdisant de mendier avec un enfant de moins de six ans a été adoptée à l’unanimité en 2003. Le Conseil constitutionnel a demandé une modification : il fallait que la santé de l’enfant soit en danger pour que le délit soit caractérisé. Tous les mendiants concernés se sont procuré très vite des certificats médicaux attestant que leurs enfants se portaient bien. Un coup pour rien.
Est-ce à dire que l’inflation normative est sans conséquence concrète ?
Non. La prolifération des lois pénales est néfaste. La société se judiciarise. On enregistre 5 millions de plaintes chaque année, 3 millions donneront lieu à une enquête dont 600 000 seront examinées par un tribunal. C’est beaucoup. La machine ne suit pas. 40 % des peines de prison ne sont jamais appliquées, faute de places. Les repères se brouillent. Si vous faites trop de lois, elles perdent de leur valeur.
En tant que président de la Fondation Scelles, qui lutte contre la prostitution, vous avez pourtant contribué à l’inflation législative, en défendant la pénalisation des clients de prostituées.
Je le confesse ! Le droit doit aussi évoluer. Nous avions une obligation européenne de lutte contre la traite des êtres humains. Ceux qui se sont opposés à la pénalisation du client ne voient peut-être pas que l’époque a changé. Les réseaux de traite se sont structurés, ils recourent massivement à des mineures. Il fallait agir.