Accueil Culture « Socialisme ou barbarie, il faut choisir. Maintenant ! »

« Socialisme ou barbarie, il faut choisir. Maintenant ! »


Jean-Claude Michéa

Vous notez que, plus le règne du capitalisme mondialisé s’étendra, plus il sera dur de rétablir un mode de vie normal, fondé sur la civilité commune : en effet, comment peut-on imaginer aujourd’hui, même devant la chute provisoire des monstres enfantés par le libéralisme, comme certaines banques ou l’euro, les moyens de la reprise de cette vie ? En fait, peut-on sevrer les âmes droguées à la performance libérale ?

C’est assurément la question politique la plus fondamentale pour tous ceux qui ont encore à cœur de défendre la cause du peuple et de l’humanité. Non, d’ailleurs, qu’elle soit entièrement nouvelle : le mouvement socialiste a toujours admis, en effet, que le remplacement du système capitaliste devrait exiger une longue période de transition (et c’est évidemment dans cette optique qu’il faut comprendre la démarche des premiers socialistes « utopiques » − de Fourier à Owen − ou le rôle pédagogique central, au XIXe siècle, des syndicats et des coopératives ouvrières de production ou de consommation).

Ce qui a cependant longtemps conduit à sous-estimer l’ampleur réelle des tâches à accomplir (sans même parler ici du problème crucial de la résistance acharnée que les classes dirigeantes contemporaines − qui disposent de l’arsenal répressif le plus puissant de l’histoire humaine − ne manqueront pas d’opposer à tout mouvement susceptible de menacer leurs privilèges), c’est la domination presque sans partage que l’idéologie marxiste-léniniste a trop longtemps exercée sur le mouvement ouvrier[access capability= »lire_inedits »] (lequel, avant 1870, était au contraire largement proudhonien et anarchiste). Or le grand point faible de la doctrine marxiste (par ailleurs si précieuse), c’est justement l’idée que le développement capitaliste − porté par le progrès inexorable des « forces productives » − devait nécessairement conduire à édifier la « base matérielle du communisme ». D’où, par exemple, la fascination de Marx et d’Engels pour l’agriculture industrielle (et notamment pour l’usage systématique des engrais chimiques) et leur mépris corrélatif pour le monde artisanal et l’agriculture paysanne (c’est, au contraire, le grand mérite des populistes russes et américains que d’avoir, dès le départ, dénoncé cette vision idéalisée du caractère émancipateur de la grande industrie et des architectures monumentales). C’est donc d’abord l’idée que le socialisme devait reprendre intégralement à son compte le projet industriel et hyper-urbain du capitalisme moderne qui explique l’incapacité dramatique du mouvement communiste − tout au long du XXe siècle − à construire la moindre vision critique de la croissance et, plus encore, a percevoir les aspects profondément déshumanisants du mode de vie fondé sur la consommation, le spectacle et la mode qui allait progressivement en devenir le complément obligé (alors même que, dès les années 1930, l’École de Francfort − je pense, entre autres, aux analyses extraordinaires d’un Siegfried Kracauer − avait su mettre ce point fondamental au centre de sa critique de la société libérale).

Nous payons donc aujourd’hui au prix fort les effets de cet aveuglement séculaire. Et cela d’autant plus que nous avons presque fini par oublier que le ressort premier de la dynamique capitaliste est, depuis le début, la prolétarisation méthodique du monde (même si, de nos jours, de nombreux prolétaires vivent en col blanc, et parfois même en costume trois-pièces) − c’est-à-dire la destruction progressive et calculée de toutes ces bases de l’autonomie individuelle et collective (notamment au niveau local) qui ont longtemps permis à la majorité des habitants de la planète de vivre, ou de survivre, sans avoir à dépendre du bon vouloir des minorités privilégiées qui contrôlent le capital (si l’on veut un exemple précis de la façon dont le capital moderne travaille ainsi à accroître sans cesse son emprise sur un nombre toujours plus grand d’êtres humains, il suffit de songer à ces nouvelles graines génétiquement falsifiées que des « scientifiques » corrompus − ou définitivement abrutis par leur positivisme de pacotille − ont délibérément rendues stériles dans le but de contraindre tous les paysans encore indépendants à se réapprovisionner chaque année – s’ils veulent continuer à vivre − auprès des grandes firmes transnationales qui monopolisent à présent le marché des semences, avec la bénédiction des gouvernements libéraux).

Or, comme chacun sait, dès lors qu’un individu (ou une collectivité) a été dépossédé des moyens de son autonomie, il ne peut plus persévérer dans son être qu’en ayant recours à des prothèses artificielles (Pierre Legendre évoque à plusieurs reprises cette « prise en main du sujet au moyen de prothèses en tout genre »). Et c’est précisément cette vie artificielle (ou « aliénée ») que la consommation, la mode et le spectacle sont chargés d’offrir à titre de compensation illusoire à tous ceux dont l’existence a été ainsi mutilée (qu’est-ce que la propagande publicitaire, en effet, sinon l’art de conduire des êtres humains déjà privés de tout pouvoir effectif sur leur vie à accroître sans cesse le nombre de prothèses marchandes dont leur existence modernisée devra désormais dépendre ?). Vous avez donc bien résumé les données actuelles du problème. Tout le monde peut comprendre, en effet, que celui à qui on a cyniquement coupé les deux jambes tendra toujours à s’accrocher avec la dernière énergie aux béquilles de fortune que son bourreau a eu la délicatesse de lui proposer en échange. Dans l’hypothèse où il serait encore possible de réapprendre aux hommes à marcher par eux-mêmes (ce qui constitue, en somme, une assez bonne définition de la philosophie socialiste et de son projet d’autonomie), ce ne sera donc qu’au prix d’une transition historique infiniment plus longue, plus douloureuse et plus compliquée que celle qui était initialement prévue (on songe ici à Boukharine qui, de manière prémonitoire, avait su envisager la possibilité d’un « socialisme à pas de tortue »).

Cela dit, rien ne garantit plus, effectivement, que cette émancipation humainement nécessaire puisse encore être au rendez-vous, du fait de l’ampleur extraordinaire des retards que les peuples ont dû accumuler (la gauche et le mouvement communiste portant évidemment la responsabilité principale de ces retards) dans leur révolte indispensable contre un système social dont les différentes métastases ont déjà envahi toutes les sphères de la vie humaine. En réalité, personne n’est plus en mesure, aujourd’hui, de prédire avec certitude le type d’avenir qui attend le genre humain. Il dépendra d’abord de ce que les hommes décideront d’en faire (formule, j’en suis bien conscient, qui n’a jamais mangé de pain). Il est, en revanche, un point dont je suis absolument certain. C’est qu’au train où sont allées les choses (et plus particulièrement depuis ces trente dernières années), il ne peut plus exister, pour l’humanité moderne, qu’une seule alternative. Il lui faudra désormais choisir entre le socialisme (dont les formes concrètes sont, en grande partie, à réinventer) et la barbarie (dont les éventuelles formes à venir seront forcément inédites).

On peut lire toute votre œuvre − et ce dernier ouvrage en particulier − comme une déconstruction de la gauche. Selon Pierre Le Vigan, la droite contemporaine n’est pas socialiste car elle vient de la gauche libérale. Pourquoi ne pas suivre son exemple et franchir le Rubicon en vous rattachant à une « droite » anticapitaliste qui prône un socialisme décent ?

On ne franchit habituellement le Rubicon que dans l’espoir de devenir le premier à Rome, objectif qui n’est guère enthousiasmant, vous en conviendrez, pour quiconque possède encore un minimum de sensibilité anarchiste. Mais, pour répondre de façon un peu plus sérieuse à votre question, je dirai que « toute mon œuvre » − pour reprendre votre expression − se présente précisément comme un effort pour retrouver l’esprit du socialisme originel, c’est-à-dire celui dont les premiers théoriciens (par delà leurs nombreuses divergences) s’accordaient néanmoins pour fonder le programme d’émancipation des travailleurs sur un double refus politique.

D’une part, celui des privilèges de caste propres à l’Ancien Régime (dont la restauration était alors souhaitée par la « droite » monarchiste et cléricale − c’est-à-dire par la « réaction » et le « parti de l’ordre »). Et, de l’autre, celui des privilèges de classe de la nouvelle bourgeoisie libérale (une classe, à la différence d’un ordre ou d’une caste, n’a aucune existence juridique officielle ; elle repose avant tout sur un pouvoir de fait) qui commençaient à proliférer à l’abri de cette nouvelle idéologie du « progrès » et de la « liberté » que célébrait au même moment la « gauche » ou, si l’on préfère, le « parti du mouvement ».

Le socialisme n’était donc, à l’origine, ni de gauche ni de droite (même si on ne doit pas oublier qu’il a toujours partagé avec le libéralisme et le républicanisme le refus révolutionnaire d’un monde « féodal » et des inégalités de naissance). Et cela, que le terme de « droite » s’applique − comme au XIXe siècle − aux partisans d’une restauration de l’Ancien Régime ou, comme aujourd’hui, à ceux de la droite progressiste et libérale, héritière de Bastiat et de Hayek. Faut-il rappeler que Marx lui-même (pas plus, d’ailleurs, que Proudhon ou Bakounine) n’aurait jamais eu l’idée de se définir comme un « homme de gauche » ? Il se présentait toujours, au contraire, comme un socialiste − ou un communiste − partisan, à ce titre, de l’autonomie radicale du mouvement prolétarien et de ses alliés. De ce point de vue, l’impact politique de l’affaire Dreyfus (même si les partis ouvriers ont naturellement eu raison de dénoncer, au nom de la morale et de la justice, la machination infernale dont Dreyfus avait été la victime) aura donc été finalement très négatif pour le mouvement socialiste. Elles l’ont, en effet, progressivement conduit (par volonté de s’allier au « parti du mouvement » − sur des bases au départ purement défensives − contre la seule « réaction » antirépublicaine) à substituer à la lutte initiale des travailleurs contre la domination bourgeoise et capitaliste celle qui allait bientôt opposer − au nom du « progrès » et de la « modernité » − un « peuple de gauche » et un « peuple de droite » (et, dans cette nouvelle optique, il allait évidemment de soi qu’un ouvrier de « gauche » serait toujours infiniment plus proche d’un banquier de gauche ou d’un dirigeant de gauche du FMI que d’un ouvrier, d’un paysan ou d’un employé qui accorderait ses suffrages à la droite).

Si, par conséquent, il existe encore une seule chance, aujourd’hui, de briser la cage d’acier dans laquelle le capitalisme a réussi à enfermer l’humanité, ce ne pourra être qu’en revenant clairement à ces clivages politiques fondamentaux qui permettaient, à l’origine, d’opposer, d’un côté, des travailleurs ne demandant qu’à vivre décemment d’une activité ayant un sens humain − et qui ne songeaient pas, la plupart du temps, à s’enrichir de façon indécente ou à « réussir » au détriment de leurs semblables − et, de l’autre, ces minorités privilégiées (ainsi que leur nombreuse domesticité médiatique, artistique, juridique, policière, scientifique ou intellectuelle) qui ne peuvent espérer conserver et accroître leurs privilèges indécents qu’en exploitant d’une façon toujours plus impitoyable l’ensemble de ces « gens ordinaires » (qu’il s’agisse des ouvriers ou des employés, des paysans ou des artisans, des petits fonctionnaires ou des petits entrepreneurs, des techniciens ou des scientifiques sincèrement dévoués au bien commun, ou des intellectuels et des artistes véritablement dignes de ce nom) qui constituent le seul fondement réel de la richesse des nations modernes. Certes, pour pouvoir ainsi réunir dans un front politique commun tous ceux qui ont désormais un intérêt humain essentiel (ne serait-ce que pour préserver leur dignité et leur estime de soi) au renversement d’un système social fondé sur l’égoïsme, la cupidité et la guerre de tous contre tous, il faudra évidemment se montrer capable de résoudre dialectiquement − en prenant appui, chaque fois qu’il est possible, sur les valeurs du sens commun et de la common decency − les innombrables contradictions au sein du peuple que le système libéral ne cesse de susciter et d’attiser par principe. Et donc, également, de surmonter les multiples préjugés et incompréhensions (qui prennent en partie leurs racines dans la différence des situations morales et matérielles) qui dressent encore les unes contre les autres les différentes composantes du peuple (par exemple, les travailleurs du privé contre ceux du service public, les travailleurs « indépendants » contre les travailleurs salariés, ou encore les travailleurs « de souche » contre ceux qui sont issus des différentes immigrations).

Et il faudra aussi, par conséquent, être en mesure d’inventer un nouveau langage symbolique qui puisse enfin parler à tous ces travailleurs encore fermement attachés à la common decency (ils constituent toujours la grande majorité du peuple), que « leur tempérament les porte − écrivait Orwell − plutôt vers les tories ou plutôt vers les anarchistes » (c’est-à-dire, si je traduis bien, que leur histoire politique personnelle les conduise à se reconnaître encore dans la rhétorique officielle de la « droite » ou plutôt dans celle de la « gauche »). Il serait donc absurde, d’un point de vue socialiste, d’exiger de ces gens ordinaires (on ne parle évidemment pas ici des politiciens professionnels, toujours prompts à se rallier à tout nouveau mouvement politique qui leur paraîtrait susceptible de pérenniser leur pouvoir et de maintenir leurs privilèges) qu’ils aient à se justifier de leurs différentes identités philosophiques, religieuses ou culturelles, ni même − sous réserve qu’il n’ait jamais été criminel − de leur parcours politique antérieur. Peu importe, en vérité, de savoir dans laquelle de ces traditions historiques chacun a été amené à puiser ses raisons particulières de respecter les principes de la décence commune et de s’indigner de leur violation permanente par le système capitaliste. Il s’agira seulement de prendre acte de leur volonté d’agir dorénavant en commun afin de défendre clairement la cause du peuple et celle de l’humanité.

On ne demandera donc à personne de franchir un quelconque Rubicon ni même de renoncer aux différents symboles affectifs auxquelles son histoire singulière l’a éventuellement attaché (tel préférera sans doute Bernanos ou d’Artagnan, tel autre Albert Camus ou Jacquou le Croquant). Mais seulement de tirer toutes les conséquences politiques de cette common decency qui l’invite quotidiennement à savoir donner, recevoir et rendre, c’est-à-dire à savoir tenir à distance ce que Marx appelait « les passions les plus vives et les plus haïssables du cœur humain, toutes les furies de l’intérêt privé ». De toute façon, c’est toujours dans l’action commune contre un ennemi commun (songeons aux combats exemplaires de la Résistance) que les hommes apprennent à se connaître et à surmonter la plupart de leurs différences initiales.

Peut-on imaginer des cas où l’on peut parler d’un casseur décent ?

L’Histoire abonde en exemples d’ennemis de la propriété que la tradition populaire s’accorde néanmoins à reconnaître comme parfaitement « décents ». Mais c’est, généralement, parce qu’ils mettaient leur point d’honneur − de Mandrin à Marius Alexandre Jacob − à « voler les riches pour donner aux pauvres » ou − à tout le moins − à refuser par principe de s’en prendre aux biens des pauvres et des gens modestes. Si, en revanche, vous entendez seulement désigner, sous le nom de « casseur », ce nouveau type humain − célébré avec enthousiasme par la culture libérale contemporaine (et donc également par l’inepte sociologie d’État) − entièrement conforme à l’esprit madoffien de l’époque, et dont les conduites violentes et transgressives prennent habituellement leur source psychologique soit dans l’asocialité constitutive du lumpen soit dans la rage traditionnelle du jeune bourgeois œdipien, alors je crains bien − c’est un point qu’Orwell a mainte fois souligné − qu’il ne puisse jamais exister aucun « casseur décent » (je laisse évidemment ici de côté les effets toujours possibles de l’abus classique d’alcool). Mais je n’ai pas besoin de développer outre mesure ce point très particulier. Si vos lecteurs désirent vraiment en savoir plus, il leur suffira de se précipiter sur le dernier chef-d’œuvre de Morgan Sportès (Tout, tout de suite, Fayard, 2011). C’est un livre admirable et qui contient sans doute la meilleure réponse possible à votre étrange question.[/access]

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Octobre 2011 . N°40

Article extrait du Magazine Causeur



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