Il y a cent ans, mourait mon arrière-grand-père, Georges Leroy, en soldat de la Grande guerre. Mais au-delà des récits de famille, c’est une fiche retrouvée sur internet qui m’a le plus ému et rappelé qui il était.
Il y a quelques années, j’ai pu, comme nous tous, avoir accès en ligne aux archives du ministère de la Défense où tous les soldats de la Grande guerre, sur le site Mémoire des hommes, ont été recensés et ont connu une deuxième éternité, numérique celle-là. Et c’est ainsi que ce qui était de l’ordre du souvenir oral raconté autour des tables familiales de mon enfance a pris consistance sous la forme de cette fiche qui résume en quelques lignes une vie, et une mort. Georges Leroy, mon arrière-grand père, était jusque-là cette silhouette floue de « poilu », un nom sur un monument au mort d’une petite ville à mi-chemin entre Rouen et la mer, sur le plateau du pays de Caux où elle se niche dans une vallée presque incongrue sur cette étendue plane parsemées, de loin en loin, des longères et des gentilhommières qui étaient les décors favoris des nouvelles de Maupassant.
Tué à l’ennemi le 30 mars 1918
J’avais sous les yeux un document objectif et, paradoxalement, cette fiche m’a plus ému que les légendes déformées avec le temps, effacées avec la mort de ceux qui me la racontaient en toute bonne foi : on me disait, enfant, que Georges Leroy avait fait les quatre ans de guerre, qu’il était mort le 11 novembre par une sinistre ironie mais que de toute façon, il n’aurait pas survécu longtemps à l’armistice car il avait été gazé. On me disait qu’il était socialiste, que Jaurès était son grand homme, qu’il passait ses rares loisirs à lire, qu’il n’était allé que deux fois dans sa vie à Rouen, la préfecture du département, et deux fois pour des raisons militaires : au moment du service, puis de la mobilisation.
La découverte de la fiche a mis à mal quelques coïncidences trop romanesques comme la mort le jour de l’Armistice. Il n’empêche : tu es mort pour la France, tué à l’ennemi le 30 mars 1918. C’était à Plessis de Roye. Le 30 mars, c’est-à-dire le jour de la première contre-offensive allemande du printemps 18 sur ce secteur où ton régiment a défendu avec l’énergie du désespoir la butte du Plémond et le château de la petite ville.
Tu étais paysan-tisserand
Tu étais paysan-tisserand à Doudeville-en-Caux. Un champ de lin, un métier à tisser. Quelque chose me dit que tu devais aimer ce bleu-là, si particulier, qui vibre dans l’été. Tu as laissé trois enfants, pupilles de la nation, dont mon grand-père qui avait six ans. L’instituteur et le curé le repèrent parce qu’il passe son temps à lire et décident de l’envoyer à l’Ecole Normale de Rouen. C’est comme ça que tout a commencé pour moi, finalement.
Alors, merci.
Je ne sais pas si tu aurais compris ce néo-français qu’on parle aujourd’hui pour te célébrer, toi et les un million quatre cent mille morts : « itinérance mémorielle », vraiment ?
Mon fils dans le Temps
Maintenant, je suis bien plus vieux que toi quand tu es mort à l’âge du Christ dans les combats du dernier printemps de la guerre, dont on oublie la férocité au point que même Clémenceau a douté, juste avant l’arrivée des Américains.
C’est donc moi qui dois veiller sur toi et ta mémoire, c’est toi qui es devenu mon fils dans le Temps, en attendant que l’on se retrouve dans l’Invisible pour faire un peu connaissance. Et je suis heureux de pouvoir te nommer. Ou au moins essayer. Parce que le plus important, cela reste tout de même de nommer les morts, tous les morts.
A bientôt, grand-père.
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