En cette fin d’année, les journaux sont repris par leur manie des classements. C’est bien la peine de défendre l’exception culturelle pour appliquer le darwinisme à la littérature!
Je ne ferai pas de top ten des meilleurs livres, films, disques, poèmes, vins, choucroutes de l’année.
Comme d’habitude. Je sais, ayant enseigné pendant vingt ans, cette prédilection des profs pour le classement, le sadisme assez partagé qui consistait à donner les notes d’une rédaction en ordre décroissant ou, pour quelques pervers polymorphes, en ordre croissant. A croire que nombre de journalistes culturels se transforment en profs à l’approche de la Saint-Sylvestre.
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Je ne sais pas ce qu’est un meilleur livre. Quand j’avais onze, je me souviens que la trilogie de Pagnol était mon chef d’oeuvre indépassable, relu trois fois au moins. C’est très bien Pagnol, mais après j’ai lu Proust. L’un n’a pas annulé l’autre, mais tout de même. Quand j’avais huit ans Paul Fort me mettait les larmes aux yeux: il était temps qu’Apollinaire arrive. L’Odyssée m’a semblé vaguement ennuyeuse, patrimoniale mais ennuyeuse, jusqu’à ce je la lise dans la traduction de Jaccottet.
Je ne relativise pas systématiquement, je dis que cette manie du classement en dit surtout beaucoup sur le classeur qui accepte finalement que les romans soient aussi soumis aux mêmes critères que les autres marchandises. C’est bien la peine de se battre pour l’exception culturelle si c’est pour jouer le jeu darwinien de la compétition dans ce domaine.
Harry Potter premier
Le Monde vient de demander à 26 000 de ses lecteurs de choisir les 5 romans qui les ont le plus marqués pour, à la fin dresser une liste des 101 meilleurs romans de tous les temps et de tous les pays. Harry Potter arrive en premier. Céline en deuxième. Proust en troisième.
Beaucoup de SF avec des chefs d’œuvres, certes, mais des chefs d’oeuvres récents. On ne trouve ni Ballard, ni Bradbury, ni Brunner. J’ai du mal, aussi, avec les listes qui mettent des oeuvres qui n’ont pas trois mois dans les 101 meilleurs livres de tous les temps.
Elle n’est pas déshonorante, pourtant cette liste, elle marque des mutations de générations de lecteurs qui estiment que Damasio est aussi important que Marguerite Yourcenar. Ca peut se défendre, même si ça ne veut pas dire grand chose, c’est comme préférer la viande au poisson, or une mauvaise entrecôte ne vaudra jamais une bonne sole ostendaise.
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Le problème de ces listes, et en particulier les top ten de fins d’année, avec en plus chaque journaliste qui donne le sien parfois dans le même journal, c’est qu’ils traduisent non pas un goût mais des habitus politiques, culturels, presque des réflexes conditionnés: affirmer son originalité, son ouverture mais éviter de faire trop élitiste et puis, tout simplement ne pas passer pour un con. Mentir, éventuellement, sur des plaisirs honteux, ne pas avouer qu’on peut prendre autant de plaisir au Professionnel de Lautner que, la même année, au Passion de Godard (C’était en 1982, et je suis ce spectateur). Parce que les circonstances sont différentes, nos humeurs changeantes et nos besoins de consolation variables.
Exercice vain
Encore une fois, il ne s’agit pas de relativisation de ma part. Il s’agit de ne pas enfermer dans un carcan cette histoire mobile, variable comme l’Euripe, qu’est la rencontre avec un texte, une chanson, un film. Il s’agit aussi de se souvenir qu’en se livrant à ce genre de choses, on rejette dans les ténèbres extérieures des artistes, des écrivains, des cinéastes parfois pour de mauvaises raisons, pour des critères extra-littéraires, pour des odeurs de soufre, pour des susceptibilités personnelles, des jalousies inavouables.
Il suffira d’ailleurs pour s’en convaincre d’aller relire ces listes dix ans après, pour s’apercevoir de la vanité de l’exercice.
De toute manière, qu’on le veuille ou pas, dresser ces listes, c’est exclure. « Il faut bien faire un choix et se limiter à dix, quinze, vingt titres » écrit en général, l’air désolé, celui ou celle qui se livre à cet exercice. Eh bien, non, il ne faut pas en faire, de choix. Rien n’y oblige. Donner des conseils, bien sûr mais dresser des podiums, « je préférerais ne pas » comme dirait ce cher Bartleby.
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