Le soir du 10 mai 1981, mon entourage était partagé en deux : ceux qui étaient contents et ceux qui étaient fous de bonheur. Les derniers étaient socialistes et les premiers communistes. On n’allait pas non plus, nous les communistes, exploser de joie : on se souvenait d’où il venait tout de même, François Mitterrand, me disais-je du haut de mes seize ans, frustré de n’avoir pu voter.
Trente ans après, je pourrais faire le coup du « On le savait que ça ne durerait pas longtemps et que dès 83, la gauche au pouvoir serait la meilleure alliée de ce qu’il est convenu d’appeler la modernisation, ce qui signifie pour faire vite, laisser la bride sur le cou au capitalisme. » Je trouve au passage les gens de droite d’une ingratitude incroyable. À l’exception de la période mai 1981/mars 1983, ils n’auraient pu espérer pouvoir plus complaisant. S’ils croient que ce social-démocrate de Giscard aurait été plus malléable en cas de réélection pour un second septennat…
Mais enfin, il y eut quand même ces deux courtes années d’illusion lyrique que je suis très content d’avoir vécues. J’ai toujours été attentif aux mots et ce que je garde paradoxalement de cette période, au bout du compte, ce sont des mots en moins. Des mots qui ont disparu de la circulation, que certains voudraient voir revenir et font d’ailleurs revenir en contrebande, avec un nouvel habillage. Des mots qui, somme toute, nous rappellent par leur effacement même qu’il y eut dans ce pays, pendant une brève période, une gauche qui a essayé et pas seulement géré.
Voici quelques-uns de ces mots, dans un bref abécédaire, qui rappellera, je l’espère, que le fameux « libéralisme avancé » de Giscard avait malgré tout de sérieuses limites.
Cour de sûreté de l’Etat : Oui, en France, en mai 1981, il existait encore des juridictions d’exception. Notre démocratie avait des prisonniers politiques qui étaient jugés par des tribunaux où des militaires siégeaient à côté des juges. Un petit côté dictature latino-américaine, tout de même. Bien sûr, vingt ans plus tôt, la Cour de sûreté de l’Etat avait servi à juger et condamner les soldats perdus de l’OAS et les putschistes d’Alger qui nous auraient valu un demi-siècle de franquisme made in France s’ils avaient réussi leur coup. Mais là, elle servait surtout pour les gauchistes, les insoumis au service militaire, les autonomistes bretons qui voulaient sauver du temps de cerveau disponible en faisant sauter des émetteurs de télévision. Tout ça, bien sûr, à huis-clos.
Délit d’homosexualité : Je sais que c’est difficile à imaginer à notre époque de Gay Pride, de PACS, de demande de plus en plus pressante de mariage homosexuel, avec, en bonus dans le paquet-cadeau la possibilité d’adopter, mais tous ceux qui hurlent à l’homophobie à la moindre remarque déplacée devraient se rappeler qu’avant le 10 mai, l’homosexualité était un délit. On peut penser ce qu’on veut des homosexuels, mais qu’ils soient délinquants, à moins qu’ils volent une voiture, il ne faut pas exagérer. Pour l’anecdote, la loi sur le délit d’homosexualité datait de Vichy et n’avait pratiquement pas bougé en 1981.
Guillotine : La seule fois où François Mitterrand a dû dire exactement ce qu’il pensait en prenant un risque énorme, c’est le jour où il s’est déclaré contre la peine de mort en répondant à une question évidemment piège d’Elkabbach et Duhamel qui sévissaient déjà il y a trente ans, ce qui prouve qu’un journaliste multicartes s’use moins vite qu’un homme politique. On était à quelques jours de l’élection. Un coup à la perdre sur le rasoir (c’est le cas de le dire) comme en 74. Je me souviens qu’à l’époque je lisais Le pull-over rouge de Gilles Perrault sur l’affaire Ranucci et L’exécution de Robert Badinter sur la fin de Buffet et Bontems, que j’avais trouvés dans la bibliothèque parentale. Même quand il s’agissait de coupables avérés, la peine capitale, il n’y avait pas de quoi être fier.
Loi anticasseurs : Abrogée dès l’été 1981, elle avait été votée en 1970 à l’initiative de l’insubmersible Marcellin, ministre de l’Intérieur 68 à 74, qui traqua sans relâche un ennemi qu’il qualifiait « d’intérieur » sans doute pour justifier le nom de son ministère. La loi considérait comme casseurs les jeunes, les autonomes, les maoïstes encore actifs mais assez bizarrement ne s’appliquait pas ou peu aux petits commerçants du CIDUNATI ou aux agriculteurs en colère qui auraient pu donner pourtant à la Gauche Prolétarienne des leçons de saccage des préfectures, guérilla urbaine et autres bolossages de CRS. La loi anticasseurs, rassurons nos amis sécuritaires, est revenue en force avec les lois Perben et autre Lopsi I, II et compagnie.
Quarante heures : L’air de rien, en 1981, la durée hebdomadaire du temps de travail n’avait pas bougé depuis…le Front Populaire, en 1936. Quand on pense aux gains de productivité réalisés par le Capital grâce au Travail pendant cette période, on se dit même que les 39 heures, c’était très, très léger. Une heure en un demi-siècle. Bon, dans la foulée, il y a eu la cinquième semaine de congés payés et la retraite à soixante ans. Si, si, il y eut une époque où la retraite était à soixante ans…
SAC : Le service d’action civique. Quand Le juge Fayard d’Yves Boisset passait à la télé, on entendait un bip quand les acteurs parlaient du SAC. Cela faisait rigoler tout le monde car c’était l’exemple même de censure absurde qui donnait envie de se documenter. On apprenait qu’au départ, c’étaient des types plutôt courageux, anciens de la Résistance, qui protégeaient De Gaulle en contre-barbouzant l’OAS, avec les mêmes méthodes qu’elle. Assez étrangement, une fois la guerre d’Algérie terminée, le SAC a recyclé des anciens de l’OAS et s’est transformé en milice électorale spécialisée dans la chasse aux colleurs d’affiche de gauche et en milice patronale chargée de casser les grèves. L’élection de Mitterrand ayant troublé tout ce petit monde hystériquement anticommuniste, l’histoire du SAC s’est terminée assez salement pendant l’été 81 par la tuerie d’Auriol qui vit l’exécution par balles d’une famille de six personnes dont un enfant de sept ans. Le SAC a été interdit et dissous l’année suivante à l’Assemblée Nationale.
Je ne sais pas, comme a pu le dire un peu hyperboliquement Jack Lang, si mai 81 nous fit passer de l’ombre à la lumière mais je suis certain, cependant, en repensant à ces quelques mots, qu’il y eut, au moins, une brève éclaircie.
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