Bien sûr, ce n’était pas la même chose – ce n’est jamais la même chose. « S 21 », le centre de torture installé à Phnom Penh pendant les quatre années que dura le régime khmer rouge (1975-1979), n’est pas Auschwitz. Kigali n’est pas Treblinka. Mais l’extermination nazie, « l’élimination » khmère rouge et toutes les entreprises de destruction d’un groupe humain dont le XXème siècle fut prodigue, ont dû pareillement, pour accomplir leur œuvre de mort, créer des mondes où il n’y avait pas de « pourquoi ».
Comm Claude Lanzmann, Primo Levi et bien d’autres, Rithy Panh sait que le privilège des hommes libres est de pouvoir dire « pourquoi ? » et que leur fardeau est d’accepter qu’on ne pourra jamais répondre.
Auteur de S 21 – La machine de mort khmère rouge, Rithy Panh est à la fois un survivant et un témoin, une victime et un historien. Voir le film et lire le livre qui sortent ces jours-ci, c’est s’embarquer pour un voyage en enfer. De ce voyage, on revient avec une certitude : s’il faut sans doute se résigner à ne pas comprendre, nous n’avons pas le droit de refuser de savoir.
E.L.
L’Élimination, Rithy Panh, avec Christophe Bataille, Grasset.
Le Maître des forges de l’Enfer, film de Rithy Panh, sortie le 18 janvier.
Élisabeth Lévy. Vous avez interrogé Duch des heures durant. Avez-vous compris ce qui conduit un être humain à prononcer cette phrase : « La vie des gens était un déchet ; et le plus étonnant est que c’était exactement comme ça dans ma conscience »?
Rithy Panh. Ce que j’ai définitivement compris, c’est que face au crime, on a toujours le choix. Prétendre que le mal en nous est toujours le plus fort est faux, injuste pour tous ceux qui ont payé leur résistance de leur vie, et enfin dangereux car cela revient à minimiser la responsabilité des bourreaux.[access capability= »lire_inedits »] Des hommes comme Duch, Khieu Samphan ou Ieng Sary ont vécu cinquante ans au service d’une idéologie. Ce fut leur choix.
ÉL. Mais comme l’explique Duch, à un moment, le seul choix est entre tuer et être tué…
Dans ce cas, il faut être tué ! Cet argument est celui de tous les bourreaux de tous les continents. Mais ils ont également en commun un grand sens de l’opportunisme. S’ils tuent, c’est aussi pour obtenir des grades, des fonctions, des avantages. Duch se trahit quand il raconte qu’à l’époque, il savait que, si la révolution était victorieuse, il deviendrait le fils prodigue de l’Angkar [l’« Organisation », le cœur du pouvoir khmer rouge]. J’aurais pu croire à son humanité si, par exemple, il avait tenté d’adoucir le sort de son institutrice au lieu de la laisser souffrir sous la torture. Il n’avait peut-être pas le pouvoir de sauver tout le monde, mais il avait celui de soulager certaines souffrances.
ÉL. Pourquoi recueillir surtout la parole des bourreaux ? Ils vous fascinent ?
Je ne vois pas pourquoi il appartiendrait toujours aux seules victimes de témoigner. Mais je n’éprouve aucune fascination. Je ne suis pas fasciné parce que Duch cite Vigny ou Balzac. Quand on lit Vigny, on est capable de faire la différence entre le bien et le mal. Je ne connais pas de culture, ni même d’idéologie, qui tue. Ce n’est pas le marxisme qui a massacré les miens, ce sont des marxistes.
ÉL. Duch ne fait pas de cauchemars. Et comme dans la fameuse blague juive, à la fin, c’est vous qui ne pouvez pas dormir…
C’est toujours nous ! Mon ami le peintre Vann Nath a survécu un an à « S 21 » en peignant des portraits de Pol Pot. Dès 1979, il n’a eu de cesse de témoigner et de se battre pour que la vérité soit dite. Au procès, il a fait face à Duch et il est mort avant sa condamnation. Et il a fait des cauchemars toute sa vie. Moi, je vis avec l’insomnie. Mais je n’ai pas sombré dans l’obsession. Les Khmers rouges n’ont pas réussi à supprimer en moi tout ce qui n’était pas eux.
ÉL. Si on disait qu’on va tuer tous les juifs et tous les « bourgeois » cambodgiens, quelqu’un répondrait : « Pourquoi les bourgeois cambodgiens » ? Alors, pourquoi ?
Je n’ai pas de réponse. On connaissait la puissance de la haine raciale. Les nazis voulaient faire disparaître les juifs de la surface de la Terre, raison pour laquelle ils allaient chercher des gamins juifs au fin fond du Caucase. Mais la haine idéologique qui animait les Khmers rouges était inédite. Pourquoi ? On ne saura jamais…
ÉL. Pourquoi ces criminels vous parlent-ils ?
Tous n’ont pas les mêmes motivations. Trente ans après, les gamins qui ont été enrôlés de force à 12 ans ont encore les yeux hagards. Ils sont incapables de parler autrement qu’avec leurs yeux tristes, leurs corps saisis d’accès de fièvre…
ÉL. Pour vous, ces enfants-tueurs sont-ils des victimes ?
Ce ne sont pas des victimes au même titre que Vann Nath ou Bophana. Mais même si c’est gênant de le dire, ils sont aussi des victimes d’une certaine façon. Les dirigeants, eux, ne cherchent qu’à réécrire l’Histoire, à faire prévaloir leur version : « Nous étions sincères, profondément patriotes, indignés par l’injustice sociale. Nous avons fait la révolution pour rétablir la justice. C’était une situation d’exception. » Si on ne lutte pas sans relâche pour démonter cette argumentation, les générations actuelles, qui voient des gens s’enrichir de façon éhontée, finiront par penser que les Khmers rouges n’avaient pas si tort que ça.
ÉL. Au début, même votre père, tout en sachant qu’il y aura une période difficile, pense que ces gens veulent le bien du peuple…
À l’époque, les intellectuels du monde entier ont réagi comme lui. Quand des « combattants aux pieds nus » viennent de gagner une guerre contre l’impérialisme américain et que vous n’avez connu que des régimes injustes, vous pouvez êtes tenté de faire crédit à ce mouvement révolutionnaire qui promet tant de choses. Cela dit, dès qu’il voit que les Khmers rouges détruisent l’enseignement, mon père comprend que le pire va arriver. Et pourtant, il reste convaincu que sa place est auprès des Cambodgiens. Il faut rappeler que Son Sen, le patron de Duch, Khieu Samphan, Ieng Sary et Yun Yat, la femme de Pol Pot, étaient instituteurs. Mais d’autres enseignants, comme mon père, ont continué à croire que l’éducation pour tous est le fondement de la liberté. Il a fait face jusque dans la mort. Ce sont son courage, sa dignité, que je veux transmettre.
ÉL. Que savait-on en Occident à l’époque ?
Pas mal de choses. Même si le Cambodge était fermé, il y avait des satellites, des services de renseignement, des réfugiés qui passent la frontière. En 1977, un prêtre, le Père François Ponchaud, publie Cambodge année zéro. Mais personne ne voulait savoir. De plus, la presse s’est lourdement trompée, même si certains journaux de province comme Ouest-France, ont fait leur travail. Je vous rappelle que, le 17 avril 1975, le titre du Monde était : « Phnom Penh libérée par les Khmers rouges ».
ÉL. Je comprends ce que ce titre vous inspire aujourd’hui, mais ne soyons pas injuste. Vous l’avez dit vous-même, le 17 avril 1975, personne ne pouvait anticiper la suite. Et on peut dire la même chose du 30 janvier 1933, le jour où Hitler fut nommé chancelier. Sans doute fallait-il attendre le pire d’Hitler et de Pol Pot, mais qui peut imaginer pire que le pire ?
Vous avez raison : en 1975, tout le monde pouvait se tromper, même mon père. Mais quatre ans après ? Après les témoignages, après les images, après la destruction ? Et pourtant, voilà ce qu’écrit Noam Chomsky en 1980, dans After the cataclysm, jamais traduit en France : « En fait, on a pratiquement fini par tenir pour un dogme en Occident que le régime khmer rouge était l’incarnation même du mal sans aucune qualité qui puisse le sauver. » De quelles qualités peut-on créditer un régime génocidaire ? Le 17 janvier 1979, Alain Badiou publie un article intitulé : « Kampuchea vaincra », dans lequel on peut lire la phrase suivante : « Outre les tensions accumulées dans les siècles par l’absolue misère du paysan khmer, la simple volonté de compter sur ses propres forces et de n’être vassalisé par personne éclaire bien des aspects, y compris en ce qui concerne la mise à l’ordre du jour de la terreur, de la révolution cambodgienne. […] Il n’est pas même demandé d’examiner en conscience à qui sert finalement la formidable campagne anti-cambodgienne de ces trois dernières années, et si elle n’a pas son principe de réalité dans la tentative en cours de » solution finale « . » Cet aveuglement est sidérant. Je ne comprends pas plus Alain Badiou que les Khmers rouges. Quand on est enfermé dans une pure construction intellectuelle, on coupe tout ce qui dépasse. Le seul qui dira plus tard qu’il s’est lourdement trompé, c’est Jean Lacouture. Mais jusqu’en 1988, ce sont les Khmers rouges qui occupent le siège du Cambodge à l’ONU : fait unique dans l’Histoire, ce sont nos bourreaux qui nous représentent dans les instances internationales.
ÉL. Certains des dirigeants khmers rouges ont été jugés, mais la majorité des exécutants n’ont pas été inquiétés. La société cambodgienne est-elle réconciliée ?
Quand la pratique du crime a été au cœur de la société, on ne peut pas arrêter tous les coupables. Il faudrait un siècle pour juger tous les Khmers rouges, et je ne suis pas sûr que cela nous aiderait : aussi les procès ont-ils été réservés aux dirigeants. Et malgré toutes les insuffisances de ces procès, il est très important qu’ils aient lieu au Cambodge. Les gens de ma génération ne parlaient pas, mais les jeunes veulent savoir, ils posent des questions. J’ai une seule réponse à leur faire : sachez que vous avez toujours le choix de rester humain.[/access]
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L’Élimination, Rithy Panh, avec Christophe Bataille, Grasset.
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