A l’occasion de la sortie de son livre Aimer voir, Hector Oblak, le critique d’art, a accordé à Causeur une interview.
Isabelle Marchandier. Vous donnez vie à la peinture : quand on lit Aimer Voir, cette surface plane a un relief, des contours, une odeur. Est-ce un livre d’amateur ou de critique d’art ?
C’est la même chose ! Le critique d’art est d’abord un amateur d’art — tout comme devraient l’être l’historien d’art ou le philosophe qui parle d’art, ce qui n’est hélas pas toujours le cas. La tâche du critique est d’élucider le comment et le pourquoi de son jugement d’amateur, et de le transmettre. Comme je l’ai écrit en couverture, « ce livre résume la passion de ma vie, aimer voir et faire aimer ».
Cyril Bennasar. Mais aujourd’hui, l’humanité aime voir et même elle n’aime que ça. Comme le dit Régis Debray, la vidéosphère a remplacé la graphosphère. Pourquoi faudrait-il apprendre à « aimer voir » ?
Voir une vidéo, ce n’est pas voir, c’est suivre des images qui sont portées par des mots. Diffusez une émission sans son et vous verrez si la télé fait de l’audimat. Nous sommes à une époque où la quasi-totalité des adolescents — je pense à ma fille Anouk — prennent comme une punition de regarder un chef-d’œuvre du cinéma muet. Le problème, c’est que l’image d’aujourd’hui, celle qui déferle sur les écrans et dans la rue, est toujours le support d’un message ou la preuve d’un événement – autrement dit l’illustration d’un discours, écrit ou parlé. Pour exister, l’image doit bouger et faire du bruit. Elle a cessé de se suffire à elle-même perdant, avec son autonomie, de sa richesse, de son ambiguïté, de sa complexité. Elle est devenue univoque. Comme de surcroît c’est toujours le mot qui dirige et l’image qui illustre, celle qui emporte le morceau est celle qu’on comprend instantanément. Mais les images univoques sont les plus pauvres.
CB. Pourquoi l’univocité serait-elle synonyme de pauvreté ?
Seule la mauvaise peinture n’a qu’un seul message à donner, comme si c’était une affiche.
L’ambiguïté des significations est la grande affaire de l’art de peindre. Le modèle de tel portrait est-il triste ou heureux? L’assaut de telle nymphe par un satyre est-elle une scène d’amour ou d’agression ? En délivrant les tableaux de leur contexte original, le musée permet de mieux en mesurer la puissance d’évocation. Seulement, voir et comprendre une image muette n’est pas évident pour la plupart des gens — qui sont d’une modestie incroyable. Ils demandent des clés. Ils sont contents d’apprendre à voir. Et j’adore mon métier.
CB. C’est surtout que la plupart des gens n’ont plus de culture.
Et ceux qui en ont ne sont pas toujours les plus sensibles…[access capability= »lire_inedits »] J’ai le sentiment qu’à Causeur, vous êtes surtout des littéraires et que dans la bonne tradition de l’intellectualisme français, vous ne réagissez qu’à l’appauvrissement de l’expression écrite. Ce n’est pas l’image qui l’a emporté sur le texte, ce sont les mauvais textes qui l’emportent sur les bons, et les mauvaises images sur les bonnes. Et je ne vois à cela qu’une seule raison, il y a beaucoup plus d’images et de textes publiés qu’avant — puisqu’il suffit de deux clics pour les rendre publics. Mais je reste persuadé que les chefs-d’œuvre ont été choses fort rares en tout siècle. Sur ce point, je ne suis pas réactionnaire. La poésie française était très faible au XVIIIe tout comme la peinture allemande du XVIIe. Mais on ne se souvient que des grandes œuvres, et c’est très bien comme ça.
IM. Comme le disait Alain Finkielkraut dans son émission (Répliques, 26 nov 2011), « l’amateur de représentations est servi, comblé, saturé. Sa table, ou plutôt sa tablette, ne désemplit jamais. Ses écrans ruissellent d’images toutes plus époustouflantes, plus captivantes, plus choquantes, plus sidérantes les unes que les autres. Pourquoi irait-il voir ailleurs ? Qu’est ce qui devrait le pousser à délaisser, pour la peinture, le spectacle dans lequel il baigne ? »
C’est que la peinture est d’abord un objet, avec un cadre et une épaisseur. Quand vous zoomez dans ces images qu’on voit défiler sur les murs ou les écrans, vous n’avez que des pixels. Si vous vous approchez d’un tableau, vous avez un nouveau tableau, toute la différence est là. Une peinture est un condensé d’images qui s’enchâssent les unes dans les autres : tel paysage contient un personnage mais si vous approchez du personnage vous avez une scène que vous ne pouviez pas vraiment voir quand vous regardiez le paysage. Toute peinture est un trésor visuel. L’œil circule à l’intérieur d’une scène de genre et peut découvrir une nature morte et un portrait, et l’image prend du temps à être regardée.
IM. L’art est dans les détails ?
Les œuvres de bien des peintres, je pense à Greco et Cézanne, ne sont vraiment sublimes que si l’on s’approche de leurs détails. Dans la peinture classique, l’image entière du tableau est souvent bien moins originale que chacune de ses parties. Une Vierge à l’enfant de Raphaël ressemble, avec sa composition pyramidale, à une Vierge à l’enfant de n’importe quel artiste de son époque… sauf si l’on compare les visages, les mains, les vêtements, etc. Le détail cesse d’être un détail et devient un tableau dans le tableau, avec son espace à lui. Et comme on ne peut pas tout voir à la fois, on est obligé de se promener, c’est toujours un film de regarder un tableau, que vous ayez une caméra ou pas. C’est pourquoi le filmage réel du tableau m’est apparu, il y a 12 ans déjà, comme le médium inespéré de la critique d’art.
IM. En filmant les tableaux à la fois dans leur globalité et dans les « trésors cachés » dans les détails, vouliez-vous ringardiser ou rendre inutile la bête visite au musée ?
Non bien sûr, mais j’avoue que ça m’a tenté. Lorsque j’ai visionné les rushes de mes premiers films, je me suis tout d’abord réjoui à l’idée de me passer d’aller au musée pour contempler les œuvres. Mais j’oubliais que j’avais vu l’œuvre originale avant de voir les images filmées qui ne faisaient qu’éclairer mes souvenirs. Il faut sortir du clivage entre une position hyper-moderniste qui privilégie l’image numérique au détriment de l’original et celle des traditionalistes qui dénigrent toute reproduction au profit de ce qu’ils appellent la « présence » de l’œuvre, même s’ils la voient très mal. En vérité, les deux positions ont leur part de vérité pour des raisons très concrètes que toute personne de bonne foi ne peut que partager. Qui n’a pas rouspété devant les œuvres mal éclairées des églises ? Qui n’a pas fortement désiré monter sur un escabeau pour contempler à sa guise les détails logés en haut du tableau ? En sortant de l’église, on est bien content de revoir quelques détails dans un livre pour pallier les mauvaises conditions de visibilité du lieu d’exposition. En même temps, il y a une vulgarité inhérente à la reproduction de tableaux : couleurs trop contrastées, trop saturées et absence d’échelle. En définitive, la peinture à l’huile et l’image numérique complètent leurs insuffisances respectives et c’est à travers un dialogue entre un original manquant de lisibilité et une reproduction manquant de subtilité, que l’image optimale du tableau s’élabore dans notre tête.
CB. Je reviens à la charge. N’est-ce pas uniquement grâce à votre discours que l’on peut voir et aimer les œuvres que vous commentez ? La peinture peut-elle se passer de discours ?
Je ne fais que reconstituer par un discours le raisonnement que tout amateur hautement sensible à la peinture se fait intérieurement, si j’ose dire sans y réfléchir, dans la fraction de seconde de son jugement esthétique. Mon discours est une invitation à rentrer dans le cénacle des amateurs d’art qui s’y connaissent. Mais, si vous sous-entendez par votre question que mon discours crée de toutes pièces ce qu’il y aurait à voir, c’est que c’est un mauvais discours. Et si vous voulez dire que c’est toujours le discours qui donne de la valeur à l’œuvre, vous vous trompez. À mon tour d’être réactionnaire : je crois dur comme fer à une objectivité du beau et tous mes efforts sont destinés à en montrer l’évidence. D’ailleurs, les lecteurs pourraient même se contenter de lire les titres et de regarder les images que j’ai choisies pour chacun de mes textes. « Fragonard, peintre éclairagiste » vise à faire comprendre que Fragonard utilise, en quelque sorte, des spots de lumières dans ses compositions, et qu’il faut y être attentif pour apprécier l’ambiance toute particulière qu’il sait apporter aux espaces évoqués. Bref, je ne suis pas de ces écrivains qui croient que leurs précieuses phrases pourront restituer, de façon littéraire, la beauté visuelle de leur objet. Si poésie il y a, ce n’est pas la mienne, c’est celle de l’artiste.
CB. Fausse modestie…
Pas du tout, car c’est très difficile. Il faut que le critique d’art soit le plus impersonnel possible pour s’identifier à l’artiste et ressentir ce qu’il a voulu faire passer en peignant sa toile. Changer de personnalité en passant d’un artiste à l’autre, tel est le sport favori du critique d’art. Comme le pensait Thierry de Duve, un brillant esthéticien aujourd’hui injustement oublié, on ne devrait être critique d’art que si l’on est d’abord amateur d’art, et bien des philosophes devraient d’abord faire de la critique d’art avant d’échafauder leurs discours, ce qui est loin d’être leur cas.
IM. Vous leur reprochez de ne pas avoir de jugement esthétique. Mais est-ce leur boulot ?
Ce n’est pas leur boulot, mais ils ne peuvent pas s’en passer pour faire leur boulot. Car aucune construction théorique sur l’art n’est pertinente si son auteur n’a aucune sensibilité à la chose. L’art est un domaine qui demande à être goûté, et ne sera jamais réductible à une somme de connaissances, aussi vaste soit elle, qu’il suffirait de transmettre. On peut toujours repérer que tel tableau de Mantegna est une Sainte Conversation, disserter à l’infini sur le dialogue situé hors du temps et de l’espace qui s’y instaure entre la Vierge et quelques saints de diverses époques. Mais voir une Sainte Conversation particulière en tant qu’œuvre d’art (et non plus seulement en tant que retable utile à la cérémonie du prêtre devant son autel), ce n’est pas la comprendre, c’est être sensible à la manière dont elle est agencée, peinte, colorée, etc.
Je suis atterré par l’inutilité de certains textes fameux comme le Tintoret de Sartre, ou le Francis Bacon de Gilles Deleuze, tellement moins profonds que le Degas de Paul Valéry qui, lui, était un vrai amateur.
IM. C’est un peu court. Il y a des essais fabuleux qui font avancer la pensée sur l’art, sans qu’il y soit question de goût, ceux de Sigmund Freud sur Michel-Ange ou ceux d’Erwin Panofsky sur la vanité. Parce qu’ils allaient bien au-delà de la critique d’art à la Obalk…
Ces textes ont fait avancer la pensée sur la civilisation… mais pas sur l’art. Vous allez me trouver dogmatique, mais ramener l’art au seul enjeu de la civilisation, ça peut vous paraître amplement suffisant, mais pas à moi. Puisqu’on est parti dans la polémique amicale, je vous soupçonne à Causeur d’avoir de la sympathie pour mon travail, non pour ma manière d’entrer dans les tableaux, mais parce que vous êtes « idéologiquement » pour l’art — témoignage grandiose de la tradition et de l’identité d’une nation, ce qui est par ailleurs tout à fait vrai. C’est à travers l’art qu’on comprend le mieux les différences entre l’identité de Rome, de Florence ou de Venise. Mais l’art mérite mieux que d’être l’indice de l’évolution d’une civilisation — car c’est aussi le cas du prix du pain, des horaires du coucher de la paysannerie, de la perruque du Doge, ou de la popularité croissante du culte de la Vierge qu’on repère au nombre d’Assomptions dépeintes à partir du XVIe siècle… Or, historiens et philosophes pourraient élaborer exactement les mêmes théories si ces Assomptions de la Vierge étaient des croûtes, et non les chefs-d’œuvre que l’on connaît de Titien, Corrège, Vélasquez, Zurbaran, etc.
IM. En somme, si vous ne prétendez pas au monopole du discours sur l’art, vous revendiquez une légitimité supérieure ?
L’art n’est pas une activité sociologique comme une autre : il ne nous intéresse de manière privilégiée que parce qu’il est le lieu du sublime, ou si vous voulez du « beau fait de main d’homme » selon la jolie expression de Caillois, si je ne me trompe pas. Et ce ne sont pas vos admirables textes de Freud ou de Panofsky qui rendent compte de ce mystère fondamental des chefs-d’œuvre. « Quant à l’art, la psychanalyse n’a qu’à baisser les bras », reconnaissait d’ailleurs Sigmund Freud.
CB. Juger, c’est hiérarchiser : rien n’est plus inégalitaire que le génie. Mais ce n’est pas seulement entre les peintres que vous établissez une hiérarchie, c’est aussi entre les tableaux d’un même peintre et même entre les détails d’un même tableau. Y a-t-il une aléatoire du génie ?
C’est certain. L’artiste n’est pas un concept et chacune de ses œuvres est à chaque fois un pari plus ou moins réussi. En montrant la « finesse crescendo » de trois portraits peints respectivement par Aspertini, Solario et Antonello, je formule un jugement, donc une hiérarchie, que j’espère faire partager au lecteur. Mais si, au bout du compte, il est en désaccord avec moi, j’ai réussi mon coup puisque ce qui m’importe, c’est de lui donner l’occasion de former son jugement.
CB. D’accord, mais le jugement fait appel à la raison, donc à la démonstration. Avez-vous la prétention de « démontrer » ?
Je ne crois rien démontrer… mais je montre. Je montre et je compare. Je fais un bout du chemin vers le lecteur, en espérant que l’évidence de la comparaison lui parlera, afin qu’il fasse l’autre moitié du chemin en exerçant une sensibilité que j’aurais pu éveiller. Pardonnez-moi cette prétention, mais ça marche. Combien de gens m’ont remercié de leur avoir fait aimer les œuvres de Patinir qu’ils trouvaient anecdotiques, celles de Raphaël qu’ils trouvaient académiques, celles de Cézanne qu’ils trouvaient maladroites, etc.
IM. Si on vous suit, la beauté naît d’un agencement de couleurs, formes et textures, c’est-à-dire de la seule matérialité d’une œuvre et pas du tout de ce qu’elle dit ou raconte. Peut-on aimer une descente de croix de Rubens sans en connaître au moins l’arrière-plan religieux ?
On n’a pas besoin de moi pour savoir ce qu’est une Descente de croix. Le Christ est descendu de la croix où il était cloué, mais ça ne va pas très loin d’en savoir plus, même si, je vous le répète, c’est tout à fait nécessaire de le savoir. Je dis seulement que vous n’avez pas besoin de savoir, par exemple, que Joseph d’Arimathie a payé l’enterrement du Christ pour racheter la faute du Sanhédrin ou mille autres détails passionnants des Evangiles… pour apprécier le tableau. Ce qui est difficile, ce qui est ineffable, ce qui est merveilleux, c’est d’essayer de savoir en quoi les descentes de croix de Rubens sont de Rubens. Et la réponse ne se trouve nulle part ailleurs que dans l’observation de ce qu’il y a à voir : dans l’anatomie du Christ, dans la physionomie des personnages, dans la texture de leurs drapés, dans les couleurs de la chair, dans la composition particulièrement virtuose et dans la décomposition du temps que Rubens a su mettre en scène.
CB. Revenons tout de même à la question du fond et de la forme. Je ne suis toujours pas convaincu. En rejetant la question de la signification, ne pêchez-vous pas par formalisme ?
D’abord, je ne rejette pas : je relativise. Ensuite, je ne suis pas formaliste au sens moderniste du terme : je n’ai jamais considéré la peinture comme une surface plane recouverte de couleurs, je ne fais pas comme si elle ne représentait pas des hommes et des femmes qui pleurent, crient, s’aiment ou se tuent — et cela me suffit pour percevoir le sens de l’œuvre, nécessaire au jugement que je pourrais lui porter. Bref, je crois que le sens d’un tableau est amplement dans ce que la peinture donne à voir à tout regardeur, même s’il ne connaît pas la mythologie grecque ou les légendes celtiques. Si le tableau montre une femme brandissant la tête décapitée d’un homme, ça ne changera rien à la valeur du tableau de savoir qu’il s’agit de Salomé ou de Judith. La tension réside dans l’image effrayante de cette tête d’homme coupée et dans le sentiment d’horreur suscité par le crime commis. D’un point de vue pictural, cela n’a aucune importance de connaître l’identité de la meurtrière, ce n’est pas le cas d’un point de vue pictural. Il y a un tableau de Titien, à la Galerie Pamphilj de Rome, dont on ne sait pas s’il s’agit d’un portrait de Judith ou de Salomé. Et il reste un très beau tableau. La peinture raconte toujours très peu, mais suggère beaucoup.
IM. Certes, mais Judith et Salomé ne sont pas n’importe quelles femmes, elles inscrivent leurs crimes dans une histoire particulière. Comprendre l’histoire dont est chargé le tableau n’augmente-il pas la tension dramatique et le sentiment éprouvé devant sa contemplation ?
Savoir si c’est Judith qui sauve le peuple juif ou Salomé qui fait décapiter Jean-Baptiste pour venger sa mère relève de l’anecdote. Certes l’acte n’a pas la même portée morale, mais picturalement c’est toujours la tête effrayante d’un cadavre face à une femme qui est représentée. Creuser la signification dans l’oubli de la forme, c’est courir le risque de conserver seulement l’idée. Cette dérive conceptuelle a été le terreau de l’art contemporain. Bref, en m’attaquant sur mon formalisme, en insistant sur la signification littéraire et historique des tableaux indépendamment de la figuration de l’espace, de la lumière et de la textures qui font l’art de peindre, vous confortez à l’art contemporain dans ce qu’il a de pire. L’art contemporain souffre d’une overdose de sens, et nous détourne de la qualité esthétique des œuvres — tout comme la tendance à l’exégèse qui sévit dans l’histoire de l’art.
CB. Vous faites semblant de ne pas comprendre ! Comment apprécier l’art égyptien si on ne connaît rien à la théologie égyptienne ?
On n’y connaît rien, et on apprécie très bien. Elle est là, la magie de l’art. Comment se fait-il que des œuvres sorties de leur contexte, et issues de civilisations dont on ne sait plus rien, peuvent-elles encore nous parler leur langue enchanteresse ? Contrairement à ce que les égyptologues racontent, on ne sait presque rien de la civilisation égyptienne, les hiéroglyphes ne nous apprennent pas grand-chose hormis la généalogie de telle ou telle dynastie, l’interprétation des grandes figures religieuses est encore très oiseuse, et pourtant les objets sont objectivement magnifiques. On me reprochera de dire « objectivement », je n’osais pas dire ce gros mot quand j’étais plus jeune, mais aujourd’hui je m’en fiche — il faut vraiment avoir de la merde dans les yeux pour ne pas voir l’objective beauté d’un buste d’Akhénaton. L’amateur a seulement besoin de savoir qu’un Pharaon était un chef spirituel et politique pour spéculer, en contemplant les sculptures qui ont survécu, sur la manière dont son exorbitant pouvoir se logeait dans le port de sa tête, dans son demi-sourire plein d’autorité, ou dans les plis de son ventre.
CB. Il est paradoxal de reprocher à l’art contemporain d’abuser de la culture savante, alors qu’il refuse toute référence au passé et à la tradition.
Vous vous trompez ! Seules les avant-gardes historiques faisaient table rase du passé, à l’époque de Malevitch et de Dada. Mais depuis une trentaine d’années, une certaine critique pro avant-garde n’hésite pas à se réclamer de Léonard de Vinci, en citant à tour de bras sa fameuse phrase « La pittura e cosa mentale », afin d’accréditer l’idée de l’art comme concept. En fait, Léonard de Vinci voulait dire que chaque détail de sa peinture contenait de la pensée, pas qu’il fallait se détacher de la forme pour ne garder que l’idée. L’interprétation abusive et ridicule de cette citation a transformé une condition nécessaire, l’idée, en condition suffisante. La trop grande importance accordée aux symboles qui sommeillent derrière tel ou tel objet représenté dans une œuvre classique a fini par légitimer bien les installations particulièrement laborieuses qui dominent les biennales.
IM. En somme, entre la pure idée et la seule forme, vous prônez un juste milieu ?
Disons que les œuvres d’art les plus réussies sont celles dont on peut dire — avec Victor Hugo à propos de la poésie d’Horace — que « le vrai fond de l’art, c’est sa forme ».
IM. Rhétorique…
Pas du tout. Dans les grandes œuvres, la signification profonde ne vient pas du déchiffrage des symboles, mais de la composition du tableau, de la mise en scène des personnages et de la manière dont le pinceau a donné corps à cette composition. Comment vous montrer que c’est bien par sa manière que le peintre exprime son éthique face au monde? Prenez ce tableau de Poussin figurant la poursuite de Syrinx par Pan. Cela pourrait tout aussi bien représenter l’assaut de Daphné par Apollon. Ce qui est remarquable, c’est que les personnages ne se touchent pas mais se frôlent et semblent participer à une chorégraphie au ralenti. Toute l’esthétique de Poussin, dont la vision du monde n’est pas centrée sur la quiétude, comme on le dit trop souvent, mais sur la maîtrise paradoxale de la violence, tient dans ce ralenti. À l’opposé, il y a l’idéal baroque de Rubens, dont la fougue s’oppose à la tempérance de Poussin, même quand Poussin peint une scène de violence. Ce que je vous raconte est bien né de l’observation formelle de l’œuvre, et une vision du monde en découle, n’est ce pas ? Je me demande si vous ne m’avez pas tarabusté depuis deux heures sur une contradiction qui n’existe pas.
CB. L’art que vous montrez dans votre livre, est classique ou moderne mais toujours occidental. Puisque vous hiérarchisez les œuvres et les peintres, vous hiérarchisez donc les cultures ?
Mais la peinture n’est pas toute la culture ! Oui, je n’ai aucun problème pour dire qu’en dehors de la peinture chinoise et des estampes japonaises, qui relèvent davantage du graphisme, c’est la chrétienté, notamment catholique, qui a porté les plus grands peintres de l’histoire de l’art jusqu’au XXe siècle exclu. Peu de grands peintres protestants, y compris en Hollande (Rembrandt et Vermeer sont catholiques, contrairement à ce qu’on a longtemps pensé), et aucun peintre juif (d’ailleurs ça leur était interdit). Je ne sais plus quel intellectuel américain décrivait ainsi l’histoire de l’art aux USA il y a cinquante ans : « ce sont quelques juifs qui enseignent à la jeune bourgeoisie protestante les raffinements de l’art catholique ». Quant aux chefs-d’œuvre de l’art indien, africain ou sud américain, ils relèvent avant tout de la sculpture et de l’architecture. Et franchement, je ne m’y connais pas assez pour me permettre des jugements généraux.
CB. Dans son Tour du monde d’un sceptique, publié en 1926, Aldous Huxley ne trouve rien, en Orient ou en Afrique, qui rivalise avec la création artistique en Occident. Vous avez bien un point de vue ?
Qu’on est les meilleurs et que les autres sont des nases alors que personne n’ose le dire ? Eh bien certainement pas! Vous me faites rire à Causeur, vous prenez le contre-pied de la pensée dominante — qui veut que l’art venu d’ailleurs soit forcément aussi grand, et qu’il ne faille surtout pas se lancer dans des jugements généraux, forcément racistes. Mais vous êtes comme vos adversaires politiquement corrects : l’art ne vous intéresse pas, vous refusez d’entrer dans la jouissance des œuvres, vous taxez de formalistes tous mes efforts à faire sentir les choses, et l’art n’est pour vous qu’un enjeu idéologique.[/access]
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