Les médias sont sans doute les principaux agents propagateurs de la maladie française de l’autoflagellation. Avec une méthode simple : ils s’interdisent de dire ce qu’ils ne veulent pas voir et nous interdisent de voir ce qu’ils ne veulent pas dire. Reste à comprendre pourquoi ce qu’ils retiennent volontiers de la réalité française se résume à une litanie de fautes, voire de crimes – des discriminations à l’apartheid. Quel meilleur interlocuteur pouvions-nous trouver pour avoir ce débat que le directeur des rédactions de L’Obs et de Libération, en alternance, depuis 1988 ? Laurent Joffrin me reçoit le dimanche 8 février, dans son bureau, à quelques enjambées de la salle de rédaction qu’il prête gracieusement aux survivants de Charlie Hebdo.
Au lendemain du 11 janvier, toute la presse célébrait « l’unité nationale » contre le terrorisme et l’obscurantisme. Quelques semaines plus tard, le 5 février, une question barrait votre une : « Comment abolir l’apartheid en France ? » – comme si l’existence même de l’apartheid était une vérité scientifique. Comment est-on passé de la guerre contre le terrorisme au combat contre les discriminations ?
Si on croit que toute la France a manifesté le 11 janvier, on peut effectivement trouver étrange de voir un journal s’occuper aussitôt des fractures de la société. Mais je ne pense pas qu’il y ait eu d’« unité nationale » le 11 janvier. Si 4 millions de personnes ont manifesté, ça veut dire que 58 millions ne l’ont pas fait. Une partie des banlieues, pour faire court, considérait que Charlie insultait la religion musulmane. D’autres, à la droite de la droite, ne voulaient pas pleurer un journal qu’ils n’aimaient pas, et considéraient que ça allait masquer les vrais problèmes. D’autres étaient simplement indifférents. Toute la gauche et une partie de la droite républicaine se sont mobilisées. C’est déjà beaucoup. La sensibilité qui a manifesté est majoritaire. Mais la population n’est pas unanime.
D’accord, mais au lieu de se demander ce que signifiait cette abstention des « quartiers », on a expliqué à la jeunesse issue de l’immigration qu’elle était victime d’un système injuste. Quel message lui envoie-t-on ?
Le mot est de Valls, nous l’avons repris à notre compte, même s’il est un peu exagéré, puisqu’on sait qu’il n’y a pas d’apartheid légal en France. C’est une situation de fait. En réalité il faut penser deux choses à la fois : la responsabilité des fanatiques, qui prennent des options criminelles. Et puis les conditions sociales, qui favorisent leur action en mettant à l’écart une partie de la population. D’où notre enquête sur l’apartheid social.[access capability= »lire_inedits »]
Dans un article du 8 janvier, vous citez Abou Moussab al-Souri, théoricien du « nouveau djihad », qui le justifie par « l’oppression » et « l’humiliation » des musulmans vivant en Occident. Reprendre ses mots, n’est-ce pas faire son jeu ?
J’ai essayé de tenir les deux bouts du raisonnement : ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on a raison d’être fanatique – même Marx ne pensait pas ça, Bourdieu éventuellement, et encore –, mais ce n’est pas parce qu’il y a des fanatiques qu’il ne faut pas se soucier des conditions sociales qui favorisent le fanatisme. C’est une réalité. Cependant, s’il y a des gens à gauche qui cherchent des excuses sociales au terrorisme, ce n’est pas mon cas ni celui du gouvernement.
N’empêche, vous semblez bien plus préoccupé par les conditions sociales que par le fanatisme. Sauf erreur de ma part, le mot « islam » ne figure pas une seule fois dans vos derniers éditos. C’est un choix délibéré ?
Ah, bon ? Alors il faut que j’en refasse un[1. Le lendemain de notre entretien, le 9 février, Laurent Joffrin écrira dans son édito : « Les questions d’immigration et d’islam – la politique de l’identité, comme disent les Anglo-Saxons – sont bien au cœur du malaise français. Quelle laïcité ? Quelle République ? Quelle intégration ? Sans réponse claire à ces questions enchevêtrées, la gauche court au-devant de cruelles déconvenues. » Je n’ose penser que ma question ait pu en être à l’origine…]. J’ai pourtant évoqué cette bataille au sein de l’islam, à la fois théologique et politique. Les intégristes sont des ennemis de la modernité qui lisent le Coran de manière littérale et veulent revenir à l’islam du Moyen Âge. Parmi eux, il y en a qui basculent dans le terrorisme. Non parce qu’ils manquaient d’éducateurs sociaux, mais à cause de ce processus politique interne à l’islam. Je ne crois pas au déterminisme social. Les idées ont aussi une force autonome. En même temps, ce courant a tendance à recruter des jeunes qui viennent des banlieues, parce qu’ils y trouvent une identité, parce que ça donne un sens à leur vie. Ils se sentent rejetés, donc ils sont plus sensibles à la propagande de ces prêcheurs islamistes. Même s’il n’est pas lui-même un exclu, Coulibaly, qui vient de la Grande Borne, à Grigny, a eu un parcours typique de ces gamins de banlieue.
François Hollande a déclaré que « les musulmans [étaient] les premières victimes du terrorisme ». Qu’en avez-vous pensé ?
C’est vrai statistiquement. Depuis vingt ans, l’immense majorité des victimes du terrorisme est musulmane. Le pilote jordanien brûlé par Daesh, c’est un musulman. À Paris, les terroristes ont tué un policier musulman. Hollande tient un raisonnement politique, et il a raison. On a en France environ 10 % de gens d’origine étrangère, dont beaucoup de musulmans qui n’ont rien à voir avec le terrorisme. Tenons un discours qui ne les rejette pas du côté des intégristes. Essayons de les mettre de notre côté. Eux aussi sont visés.
D’accord, mais est-il plus urgent de dénoncer la haine antijuive et antifrançaise d’une partie des musulmans français ou de qualifier Finkielkraut d’« ennemi des musulmans » ?
Finkielkraut ? Ah oui, dans mon premier édito après les attentats[2. Le 7 janvier au soir, dans un éditorial publié sur le site de Libération, Laurent Joffrin soulignait le fait que les terroristes ne s’étaient pas attaqués aux « ennemis des musulmans » qui « ne cessent de hurler au loup islamiste » tels que Houellebecq ou Finkielkraut, mais à la « gauche ouverte, tolérante, laïque », dont ces derniers « se moquent tant ».]… Non, je visais surtout Riposte laïque et des gens comme Renaud Camus. Ou encore Houellebecq, qui explique que l’islam va prendre le pouvoir en France… Mais nous n’avons jamais manqué à la solidarité envers les Français juifs attaqués. Dès cet été, au moment des frappes à Gaza, Libé a fait sa une sur les attaques antisémites à Sarcelles et ailleurs. Et nous sommes le premier journal à avoir écrit sur les juifs tentés par le retour en Israël après l’attentat de l’Hyper Cacher.
Ne participez-vous pas tout de même à entretenir un climat d’autodépréciation permanent ?
La France n’est certes pas responsable de la montée de l’islamisme, mais faut-il passer sous silence la responsabilité de la société à l’égard des banlieues ? Une partition sociale, mentale et territoriale comme celle du Val Fourré, à Mantes-la-Jolie, où il y a 80 % de musulmans, ne peut que favoriser l’islamisme.
Peut-être, mais à en croire les élus locaux, occidentaliser ces quartiers ne sera pas si simple.
C’est vrai. Certains endroits vivent de facto en dissidence. Mais à la différence de Zemmour et des autres, je pense que la démocratie est un régime très fort. Nos valeurs républicaines s’imposeront, à la longue.
En avril 2012, François Hollande promettait de convaincre les électeurs du Front national… Trois ans plus tard, les scores du FN ne sont-ils pas la preuve de son échec.
Oui, c’est vrai. Mais Sarkozy n’a pas réussi non plus, alors qu’il se positionnait comme l’adversaire le plus efficace du Front national en reprenant une partie de ses thématiques. La gauche anti-lepéniste a sans doute commis des maladresses, mais ce n’est pas l’essentiel. Les Kouachi et Coulibaly sont des agents électoraux formidables pour le Front national. Et la condition ouvrière ne cesse de se dégrader avec la crise, les fermetures d’usines, la progression du chômage… La gauche est censée lutter contre le chômage, si elle échoue, c’est plus grave que si c’est la droite. Et il y a la peur de l’islam, très difficile à maîtriser. Malgré cela, la lutte doit continuer. Je préfère ceux qui luttent, même maladroitement, à ceux qui les dénoncent…[/access]
*Photo : Hannah Assouline
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !