DB. Le malaise que vous évoquez ne tient-il pas au fait que les individus fantasment l’existence d’un État total qui les maternerait, alors qu’il est en vérité caractérisé par l’impuissance ?
À vrai dire, ce terme ne me paraît pas pertinent. Que l’État soit contesté, en butte à des oppositions, rien n’est plus vrai. Mais les choix fondamentaux sont faits : quand Nicolas Sarkozy décide de réintégrer le commandement de l’OTAN, personne ne bronche ! Regardez la façon dont les règles du jeu libérales sont entrées dans les faits depuis trente ans ! La vraie impuissance de l’État concerne l’incapacité des gouvernants de comprendre l’état du monde. Ils sont manifestement dépassés par la situation. Mais je ne sais pas si impuissance est encore le bon terme pour désigner ce désarroi intellectuel.
ÉL. Ce qui nous ramène à l’Europe. La construction européenne aurait-elle mis en musique notre désir collectif de sortir de l’Histoire ?
Disons qu’à cet égard, les mécanismes européens ont produit un effet démultiplicateur. Dès ses commencements, la construction européenne a été inspirée par une philosophie assez antipopuliste − pour employer le mot en vogue aujourd’hui. Pour les « pères fondateurs », les peuples européens étaient animés de passions chauvines et belliqueuses. Il fallait donc que des esprits supérieurs inventent un système capable de neutraliser ces sentiments funestes et de soustraire les décisions cruciales aux passions populaires. Après tout, dans le contexte de l’après-1945, ce point de vue n’était pas dénué de fondement.
ÉL. On n’en est plus là, même si certains dénoncent une volonté d’hégémonie allemande qui s’appuierait sur la monnaie et l’économie plutôt que sur les panzerdivisions.
De fait, le contexte a changé, mais la construction européenne est restée sur les mêmes rails antipopulistes, donnant naissance à une machine de gouvernement qui présente un double avantage pour les gouvernants et les élites sociales. D’une part, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) et la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) organisent une régulation par le droit, fondée sur des valeurs considérées par ces élites comme universelles et indiscutables. D’autre part, les conférences intergouvernementales permettent aux gouvernants de s’affranchir des contraintes de la vie politique nationale en s’abritant derrière les nécessités supérieures des compromis européens.[access capability= »lire_inedits »]
ÉL. En somme, l’Europe permet aux élus de se délivrer de la plaie que sont les électeurs ?
Exactement ! La construction européenne est une machine à neutraliser politiquement les peuples, et peut-être sera-t-elle in fine leur maison de retraite. Récusant la souveraineté du peuple au nom de la défense des libertés, elle pousse à leurs ultimes conséquences la logique de la dépossession et le désemboîtement de la démocratie classique. Le message adressé aux citoyens est clair : « Dormez, bonnes gens. Conduisez vos vies comme vous voulez sans plus de frontières pour vous entraver. Les choses sérieuses, c’est notre affaire. »
ÉL. En supposant que le projet européen soit, comme vous l’expliquez, de faire disparaître les peuples, on ne peut pas dire que « ça rentre comme dans du beurre ». Vous l’avez souvent remarqué, ce que les Français pardonnent le moins à Nicolas Sarkozy, c’est d’avoir ramené par la fenêtre le traité qu’ils avaient rejeté par référendum…
Il faut dire que, du point de vue de la philosophie de Jean Monnet, ce référendum avait été une regrettable embardée et qu’il aura fait office de piqûre de rappel. Nos gouvernants étaient convaincus que le bon peuple, envoûté par le charme magique du mot « Europe », approuverait massivement le texte ainsi que le prédisaient tous les sondages. Imaginez leur déconvenue : ils croyaient les populistes anesthésiés, neutralisés par le droit, et voilà qu’ils repointaient leur nez ! Ils ont juré qu’on ne les y reprendrait plus. Plus question de laisser les piliers de bistrot se mêler des choses sérieuses… Fin de l’intermède et retour à Jean Monnet : on concocta le traité de Lisbonne. Et sur le moment, cela passa comme une lettre à la poste ! Et pourtant, je suis convaincu que cet événement a eu dans l’inconscient collectif un retentissement aussi profond que caché. À Lisbonne, en 2007, quelque chose s’est irrémédiablement cassé. Et à mon avis, tout le problème de Sarkozy vient de là.
GM. L’important, c’est qu’on ait le choix puisqu’on peut voter pour François Hollande qui a appliqué et appliquera exactement la même politique…
C’est précisément pour cela qu’il n’est pas perçu comme une alternative. C’est le même fard, dans une autre forme.
DB. En attendant, si l’euro implose, les gouvernants ne pourront pas continuer à imposer au forceps le « toujours plus d’Europe » et encore moins à se légitimer par leur grande œuvre de paix et de prospérité. Peut-être que cela nous obligerait à refaire de la politique ?
Ce qui est certain, c’est qu’on touche aux limites de ce beau système. De fait, la crise de l’euro peut servir d’électrochoc et obliger les sociétés à sortir de leur torpeur.
ÉL. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les gouvernements veulent à tout prix l’empêcher. Mais si, comme l’a annoncé le Président, un nouveau traité était conclu sans que le peuple soit consulté, passerait-il aussi facilement que Lisbonne ?
J’en ai bien peur ! Mais tout dépendra des circonstances. Le principe de réalité peut, comme cela a été évoqué, se rappeler à nous par l’explosion de l’euro, mais encore plus sûrement par le phénomène d’appauvrissement que nous devrons nécessairement affronter, même s’il est impossible aujourd’hui d’en évaluer la durée et l’ampleur. Ce choc pourrait se révéler salutaire s’il transformait le malaise diffus et inconscient, donc d’une certaine façon névrotique, en analyse consciente et en volonté politique. On n’en est pas là. Pour l’instant, les gens sont très mal dans leur peau sans très bien savoir pourquoi, mais cela ne les a nullement incités à revenir à la politique pure et dure. D’ailleurs, tout le dispositif de la présidentielle consiste, une fois de plus, à leur dire : « Faites-nous confiance, on s’occupe de tout ! » Il ne s’agit pas de les mobiliser, mais de les rassurer.
ÉL. Ce n’est pas très réussi ! Ce que les gens entendent, pour citer Basile de Koch, c’est : « On va dans le mur, tu viens avec nous ? »
C’est bien pour cela que, cette fois-ci, les choses peuvent finir par basculer…
ÉL. Si nous devons choisir entre le pareil et le même, c’est en partie parce que le scrutin majoritaire prive de représentation politique plus d’un tiers du corps électoral. Mais ce vote « anti-système » n’est-il pas la preuve qu’une partie de la société n’accepte pas le pacte politique qui prive les citoyens de toute influence réelle ?
Attention, ce n’est pas à titre individuel que les citoyens peuvent accéder aux leviers de commande, c’est à l’intérieur d’un système politique représentatif. Qui donc les représenterait ? Les 40 % d’électeurs qui se disent exclus du jeu politique ne croient pas eux-mêmes que les gens pour qui ils votent représentent une alternative crédible. Pour les électeurs du FN, que ce parti n’ait pas de député n’est pas un drame.
DB. Pensez-vous que le vote en faveur de Marine Le Pen soit exclusivement protestataire ? Il est possible que, pour certains, elle représente réellement une alternative…
Seule la suite des événements permettra de répondre à cette question. J’aurais tendance à penser que la logique protestataire reste dominante. Marine Le Pen donne un visage aimable au vote protestataire, qu’elle déculpabilise alors qu’il était jusqu’ici plus ou moins honteux. C’est cela qui peut déboucher sur un vote de grande ampleur en sa faveur. Mais encore une fois, tout dépendra de ce qui se passera pendant la campagne.
GM. Vous ne pensez pas que le statu quo puisse durer. Mais comment les choses pourraient-elles changer de cours ?
De façon assez classique : on changera de cap quand on se sera pris le mur dont parle notre ami Basile. Vous savez, l’humanité avance toujours à reculons. Il a fallu cinquante ans pour que les bourgeois européens se résignent à l’impôt sur le revenu ! Quand les soi-disant élites auront pris la réalité en pleine face, elles se résoudront à adopter des solutions qui, aujourd’hui, leur semblent atroces.
ÉL. Par exemple ?
Il n’y a pas beaucoup de sens à vouloir anticiper des évolutions qui seront probablement improvisées dans l’urgence. Mais Sarkozy converti à la taxe Tobin, avouez que ce n’est déjà pas mal ! L’urgence viendra sans doute du front monétaire et financier. Comment cela se passera, je n’en sais rien, mais il faudra sans doute se résoudre soit à changer les règles de l’Union monétaire, soit à sortir de l’euro. Seulement, derrière, nous ne couperons pas à l’obligation de repenser tout le circuit de la création monétaire ainsi que le statut des banques. J’ai l’impression que même le dogme de l’indépendance des Banques centrales, qui était hier encore l’équivalent de l’Immaculée conception pour les catholiques est en train de vivre ses derniers jours.
ÉL. Même si le scénario devait être celui que vous décrivez, cela suffirait-il à enrayer la mutation du modèle démocratique ? Pour qu’il y ait souveraineté du peuple, il faut qu’il y ait peuple. Pouvons-nous redevenir un peuple ?
Ça, c’est une autre question. On ne redevient pas un peuple par décret. Ce n’est pas que le peuple ait disparu, d’ailleurs. Il reste une sorte de possible latent, vis-à-vis duquel les citoyens sont ambivalents. Le rapport au collectif est la grande souffrance de nos contemporains. Ils se démènent pour s’en délivrer mais, en même temps, dès qu’ils sont confrontés à son délitement, c’est-à-dire à l’impossibilité de décider quoi que ce soit collectivement, ne serait-ce qu’à l’échelle d’une famille ou d’un groupe amical, ils sont pris de panique. C’est pourquoi le travail est si important, à cause du cadre rassurant qu’il fournit. Dans l’entreprise, au moins, il y a une organisation. On renâcle mais on s’y soumet parce que ça marche.
ÉL. Que les Américains persistent à être un peuple, soit. Mais les Allemands ? C’est pour se protéger de tout ce qui faisait leur « identité nationale » qu’ils ont inventé le « patriotisme constitutionnel ». Et pourtant, on dirait qu’il est plus simple d’être allemand que français…
Dans le cas allemand, l’expiation du passé continue de constituer un facteur de cohésion considérable. Une fois sortie de la détresse morale et matérielle de l’immédiat après-guerre, l’Allemagne s’est imposée un devoir d’exemplarité, non seulement en travaillant mais aussi en soumettant tout ce qui pouvait définir la germanité au règne du droit. Quant aux Américains, leur individualisme s’inscrit à l’intérieur d’un devoir historique lié au destin de l’Amérique comme la terre d’élection de la liberté. Ce sentiment d’exceptionnalité, avec tous les devoirs qui en découlent, à commencer par celui d’être responsable de soi-même, demeure là aussi un puissant facteur de cohésion. En Europe, on n’a rien compris par exemple aux difficultés d’Obama pour faire passer sa réforme de l’assurance-maladie : si elle a été combattue par une grande partie de ses bénéficiaires potentiels, c’est en raison de cette volonté de compter sur ses propres forces qui a qui fait la grandeur des États-Unis et manque si cruellement à l’Europe.
ÉL. Cela signifie-t-il que la post-démocratie a déjà triomphé en France et en Europe ou celles-ci peuvent-elles encore accoucher d’une refondation du système démocratique ?
Je ne crois pas du tout à la post-démocratie si l’on entend par là un régime qui pourrait s’installer de manière durable. La démocratie traverse une crise historique aiguë, comparable, à bien des égards, à celle de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui déboucha sur la guerre de 1914-1918 et l’éruption des totalitarismes. Cela ne signifie pas que nous allons vivre des épreuves du même genre, car cette crise est à d’autres égards très différente, mais de même que les « Trente Glorieuses » surviennent après une période épouvantable, peut-être avons-nous besoin de toucher le fond pour nous ressaisir. Aujourd’hui, les Européens se complaisent massivement dans le déni du réel en feignant de croire que les individus pourraient s’épanouir en dehors de tout collectif. Ce n’est plus l’adhésion à des visions délirantes du futur, mais c’est une représentation tout aussi folle de ce que peut être le fonctionnement d’une société. Il va falloir atterrir, et sans pilote ! Avec beaucoup de casse ou sans trop de casse, il va falloir retrouver le sol ferme d’un fonctionnement démocratique digne de ce nom.[/access]
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