Accueil Société « Le vrai collège unique, il est dans les ZEP… »

« Le vrai collège unique, il est dans les ZEP… »


Entre les murs

Coralie Delaume. Cette fin de quinquennat est propice aux critiques du bilan de Nicolas Sarkozy, notamment sur l’école. Que pensez-vous d’une évolution telle que l’assouplissement de la carte scolaire ?
Jean-Paul Brighelli : Je ne sais — ou je sais trop — ce que Darwin aurait pensé d’une telle « évolution » : qu’elle illustre à merveille la théorie de la survivance des plus aptes. Une telle initiative n’a pour but que d’assouplir jusqu’à l’écartèlement un système qui était peut-être rigide, mais qui justement se maintenait par sa rigidité même. La carte scolaire pouvait être assouplie, mais par une série de vraies initiatives, visant à recréer de la mixité là où, cités et habitudes aidant, on en arrive désormais à des écoles et des collèges chimiquement purs — purs de tout mélange. Le vrai collège unique, il est dans les ZEP, qui ne rassemblent que les enfants des cités. Et, en même temps, au collège Henri-IV, qui s’acharne à suivre scrupuleusement la carte scolaire du Vème arrondissement — un quartier pauvre de la capitale, comme chacun sait.

CD. Même sévérité sur l’autonomie des établissements, je suppose ?
L’autonomie participe de la revanche girondine sur les étatistes jacobins. On donne du pouvoir — en le saupoudrant — aux régions, aux départements, aux communes. C’est véritablement l’Education Nationale que l’on émiette ainsi, avec des arrière-pensées budgétaires, l’Etat se déchargeant sur les niveaux intermédiaires pour gérer ce monstre Education qui lui pèse si fort.
Finalement, assouplissement de la carte scolaire et autonomie, profitent toutes deux essentiellement à l’enseignement privé, désormais autorisé à se gérer comme il l’entend, après s’être implanté où il veut.

CD. Pensez-vous que la « réduction du volume horaire imposé aux enfants », comme on dit, ou la possibilité des « mi-temps sportifs », soit une bonne chose ? Peut-on véritablement apprendre mieux en travaillant moins ?
On le peut certainement à haut niveau, parce qu’on a alors appris à travailler. Réduire le volume horaire — mais c’est déjà fait, un sortant de Troisième a eu, grâce à la Gauche et à la Droite, près de 800 heures de Français de moins que son homologue des années 1980, ce sont autant de postes économisés —, c’est forcément en rabattre sur les programmes, diminuer les exigences, modifier en profondeur le tissu social, parce qu’à terme, seuls s’en sortiront ceux qui feront des heures sup’ à la maison, grâce à la bibliothèque de papa-maman.
C’est si vrai que les officines de cours privés fleurissent et prospèrent — en vingt ans, Acadomia est passé de presque rien à plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2006.

CD. Avec bien sûr un accès réservé aux plus aisés…
Justement pas ! Ce sont les plus pauvres, souvent, qui se saignent pour y envoyer leurs enfants. Pour les plus riches, pas de souci majeur, et en cas de besoin, ils n’auront pas recours à un étudiant de licence à l’orthographe hésitante, mais à un agrégé bien rétribué. Et ami de la famille…

CD. L’attractivité du métier d’enseignant semble avoir baissé au point que l’on ne parvient plus à honorer toutes les places au CAPES. Quelles en sont les causes ?
Il y a un fait clair, depuis trois ou quatre ans : en sciences, ce sont les plus mauvais élèves qui se font profs — les autres sont allés en prépas et ont infailliblement réussi une école d’ingénieur qui dans le pire des cas les fait débuter au double du salaire d’un enseignant débutant. En Lettres (au sens large), on assiste à une désaffection des étudiants issus des voies générales, et à une montée en puissance de ceux arrivant des voies technologiques, dont la maîtrise des disciplines fondamentales est plus faible. Ajoutez à cela une féminisation record — près de 90% des profs de Lettres ou de Langues sont des femmes — signe que les sociologues interprètent tous comme une perte de prestige d’une profession vue désormais comme un « second métier » au sein d’un couple. Et c’est si pratique d’avoir le mercredi libre quand on élève des enfants ! Bien loin d’être une chance et une promotion pour les femmes, la féminisation de l’enseignement renforce les stéréotypes — ce n’est pas vrai d’autres professions à forte valeur ajoutée, qu’elle soit financière (médecine, Droit) ou symbolique (l’Armée…).

David Desgouilles. Au-delà de l’image dévalorisée du métier, il y a tout de même la problématique du salaire, relativement faible, proposé aux profs…
La paupérisation des enseignants est le meilleur marqueur de la paupérisation globale des classes moyennes, commencée à la fin des années 1960. Ce qui ne manque pas d’avoir des répercussions politiques — en particulier, la désaffection des enseignants pour la Gauche : en 2007, Ségolène Royal a rassemblé moins de 36% des enseignants. Les autres ont majoritairement voté Sarkozy (15%), Bayrou (25%) et près de 15% des profs ont voté Le Pen ou Villiers — ce que j’interprète comme le résultat d’un sentiment de perte identitaire en tant que classe moyenne. Les profs glissent vers cette semi-pauvreté dont l’extrême droite fait son terreau depuis l’effondrement du Parti communiste.

Coralie Delaume. Mais alors, comment faut-il s’y prendre pour que la carrière d’enseignant redevienne attractive ?
Même si les salaires de départ doivent impérativement être réévalués, c’est moins en misant sur le quantitatif que sur le qualitatif que l’on parlera aux enseignants une langue qu’ils comprennent. En repensant complètement les programmes dans le sens d’une plus grande rigueur. En donnant aux établissements des moyens, coercitifs si nécessaire — en imposant pendant un temps la tolérance zéro. En cessant aussi de donner systématiquement raison aux gros effectifs (les parents et leurs rejetons) contre les enseignants. En cessant de démissionner — tout cela supposerait un « plus d’Etat » très improbable. Le reste, c’est effets d’annonces et poudre aux yeux.

CD. « Tolérance zéro »…cela me fait penser à cet ouvrage d’entretiens dans lequel Luc Chatel et Jean-Pierre Chevènement s’accordent tous deux pour restaurer « l’autorité des maîtres »…
C’est une tarte à la crème ! Et j’ai peur que les deux interlocuteurs ne mettent pas exactement la même chose sous les mêmes mots. La réalité, c’est qu’un maquis de consignes interdit pratiquement toute sanction. La réalité, c’est qu’une avocate vient de sortir un livre proposant aux parents des modèles de lettres de plaintes et de récriminations ! De surcroît, quels enseignants sont effectivement formés à exercer une réelle discipline — seule condition pour transmettre les disciplines ? Ceux qui se présentent aux concours de recrutement sont les enfants de la réforme Jospin, du collège unique, du lycée light. Ils n’ont connu que ça. Et ils le reproduisent — en savonnant eux-mêmes la planche sur laquelle on les a installés.

CD. Luc Chatel ne cesse de dire qu’il faut « individualiser » les parcours scolaires. Il est inévitable que les institutions publiques tendent à s’adapter à la société – plus individualiste – qui les environne. Si « individualiser » signifie « aider davantage les élèves les plus faibles », ne peut-on pas envisager que Chatel ait raison ?
L’Ecole forme des individus. Elle les reçoit à l’état larvaire, à l’état de nature — et la nature doit être civilisée, redressée, transformée en jardin… à la française. L’individu, c’est ce qui devrait sortir de l’Ecole — et en prétendant respecter ce qu’ils ne sont pas encore, on lâche les élèves en état de semi-barbarie. L’un des effets à mon sens le plus significatif du libéralisme avancé, c’est qu’il feint de respecter l’individu, pour mieux l’assujettir (à la consommation, entre autres), pour mieux l’abolir. Homo festivus, disait avec un grand sens de la formule Philippe Muray — l’étape qui renvoie Homo sapiens au néant. Qu’ils chantent, pourvu qu’ils paient, disait Mazarin. Qu’ils dansent, pourvu qu’ils consomment, dit le libéralisme mondialisé. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas se battre. Quitte à y rester. Après les Thermopyles, il y a Salamine et Platées. Après Alamo, il reste toujours la possibilité de remporter San Jacinto.

David Desgouilles. Fin septembre, les enseignants du public et ceux du privé sont descendus dans la rue main dans la main. Une telle unité peut-elle faire avancer les choses ?
Une manifestation n’a jamais rien fait avancer. Les manifs unitaires encore moins que les autres, parce que pour arriver à cette unité, chaque syndicat fait des concessions qui vident l’ensemble de tout contenu réel. En gros, cette fois, les suppressions de postes.

DD. Justement ! Un candidat à la primaire socialiste, François Hollande, propose de recréer les 60 000 postes que la droite a supprimés…
Alors, quand j’entends cela, je me dis qu’il a pris des leçons chez Pasqua — « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». Imaginons un instant qu’on revienne sur ces suppressions létales. Qui mettrait-on en face des élèves ? Plus de mille postes prévus au budget n’ont pas été remplis cette année par les jurys de concours, devant le niveau déprimant des candidats !

DD. Les candidats à la primaire socialiste sont-ils tous influencés par l’idéologie pédagogiste ? Qui serait à votre avis le meilleur candidat –ou le moins mauvais- sur le thème de l’école ?
À gauche ? Mélenchon, peut-être — en dehors de questions de représentativité personnelle qui n’ont rien à faire ici. Mais personne au PS. Je me suis expliqué aussi clairement que possible sur mon blog Bonnet d’âne à ce sujet. Je vous renvoie donc à l’article « Etat d’urgence », rédigé début septembre.

DD. Il nous a semblé que vous vous étiez rapproché François Bayrou. Son bilan rue de Grenelle, au cœur des années 90, si funestes pour l’école, ne vous a pas rendu méfiant ?
Au catholique qu’il est — et que je ne suis pas — je dirais « à tout pécheur miséricorde ». Bayrou tient depuis 2007 un discours plus jacobin que tous les autres — c’est peut-être de l’opportunisme béarnais, mais c’est un revirement significatif pour un centriste. C’est la raison pour laquelle tant d’enseignants ont voté et fait voter pour lui il y a quatre ans. Par ailleurs, il commence à apporter des réponses réelles aux questions de politique générale — ma foi, combien le font ? Il a certainement, parce qu’il a mûri, l’étoffe d’un homme d’Etat. Après tout, Chevènement lui-même, que vous encensez l’un et l’autre volontiers, n’a pas été toujours exemplaire quand il a été ministre de l’Education : les « 80% d’élèves au Bac », c’est lui ! On apprend en faisant des erreurs…

Coralie Delaume. Marine Le Pen a organisé le 29 septembre un meeting sur l’école. Elle y a tenu un discours que nombre de « Républicains » ne renieraient pas. Elle a notamment appelé à faire de l’école un « sanctuaire » dont on chasserait les pédagogistes à la Meirieu et les résidus du « jacklangisme ». Que pensez-vous de la mue amorcée sur ces thèmes par le Front national ?
J’ai été approché par le Front National, et j’ai évidemment refusé leurs offres de service, parce qu’un discours sur l’Ecole, quel qu’il soit, n’efface pas un discours sur la sécurité ou l’Europe absolument révoltant de bêtise. Le FN a dragué des chevènementistes…

CD. Ils sont deux. Deux parfaits inconnus. Ce sont des aventures individuelles…
Peut-être. Mais ils ont cru bon d’utiliser leurs convictions au service d’une femme qui manifestement n’en a pas, à part l’opportunisme. Marine Le Pen s’est fait (ou on lui a fait) une collection de mots à caser dans tout discours sur l’Education, de même dans tout discours sur l’immigration, etc.
Meirieu, lui, est partiellement revenu de ses vieilles lunes — au grand dam de ses affidés, comme je l’explique dans la dernière livraison de mon blog.
Quant à Jack Lang, c’est une antiquité, mais qui marque bien l’encroûtement du PS sur des convictions pédagogiques létales. Manuel Valls vient d’ailleurs d’en remettre une couche dans le même esprit.

David Desgouilles. Outre François Bayrou, donc, voyez-vous dans le spectre politique français d’autres candidats capables de porter un discours sur la conception que vous vous faites de l’école ?
Non, aucun.

DD. Verra-t-on un jour Jean-Paul Brighelli en politique ?
Non plus. Je suis un électron libre, et je tiens à le rester. Dans ces temps de mort de l’individu, c’est une forme de luxe, ou de dandysme.

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