Accueil Culture « Le divin et le temporel se retrouvent dans la beauté »

« Le divin et le temporel se retrouvent dans la beauté »


Membre de l’Académie française depuis 2002, François Cheng aime à dire qu’il ne sent aucune contradiction entre sa culture chinoise et la culture française. Prix Femina 1998 pour Le Dit de Tianyi, poète, romancier, essayiste, mais aussi calligraphe, il est intimement persuadé que la mission de l’homme sur Terre est de donner un sens à la Création et à lui-même. Dans son dernier livre, Quand reviennent les âmes errantes, qui vient de paraître aux éditions Albin Michel, il signe, dans une forme originale, un chant épique à la gloire de l’âme, lieu privilégié où se croisent inspiration romanesque et souffle poétique. Son sujet ? Dans la Chine du IIIe siècle av. J.-C., deux hommes, l’un musicien sublime, l’autre guerrier valeureux, entretiennent, par-delà la mort, avec une même femme qu’ils aiment d’un amour égal, un dialogue fait de pureté et de générosité. Car les âmes errantes des morts ne cessent jamais leur dialogue avec les vivants…[access capability= »lire_inedits »]

Gérard de Cortanze. La mission de l’homme sur la Terre est-elle de donner un sens à la Création et à lui-même ?

François Cheng. Je suis convaincu que l’existence du langage humain dépasse l’idée d’un instrument ou d’un jouet que nous nous serions fabriqué. Nous avons créé le langage pour tenter d’explorer le mystère de l’Univers, et en même temps, c’est à travers cette langue que le mystère de l’Univers nous est révélé. Voilà pourquoi je pense que la poésie peut atteindre le mystère de notre désir et de notre destin, elle qui a poussé le mystère du langage à son point extrême. En sorte que beaucoup de choses dites par nous de manière consciente, mais aussi beaucoup d’autres, nous sont révélées par le langage, auxquelles nous n’avions pas pensé. Grâce à ma réflexion sur le langage et avec l’aide de certains autres philosophes et poètes, je peux toucher du doigt cet aspect mystique du langage. Il y a dans la poésie ce côté elliptique qui permet à l’indicible d’advenir. L’indicible, qui nous est révélé par le langage, advient quand on a essayé de dire jusqu’à un certain degré de tension. Nous sommes des êtres de langage, et grâce à cela nous dialoguons et nous recréons. Un scientifique initie au fonctionnement, il observe. À sa mort, il dit : « J’ai compris comment ça fonctionne », mais il n’a pas forcément vécu. Notre propos est de vivre, et de connaître le mystère de ce qu’implique la vie. Voilà pourquoi je place notre destin au sein de la Création qui est mue par une intentionnalité. Je suis convaincu de cela, qu’on croie au Créateur ou non – ça n’a pas d’importance. Ce qui est donné là implique quelque chose de l’irrésistible. Une rose qui pousse, vous ne pouvez pas l’en empêcher, elle sait exactement où elle va : jusqu’à sa plénitude. C’est ça que j’appelle l’intentionnalité, et qui ne relève pas d’une intention affichée. Un arbre ne peut pas ne pas pousser jusqu’à sa plénitude. Il est cette chose posée là depuis le début.

La Chine a-t-elle à apprendre du dualisme ?

La Chine doit apprendre du dualisme occidental. C’est d’ailleurs ce qu’elle fait aujourd’hui en formant des scientifiques et des technocrates. Cela ne veut pas dire que la pensée chinoise n’a pas eu l’intuition du 2. La Chine a aussi développé une maîtrise technique au cours de son histoire. La pensée chinoise est dominée par deux courants : le taoïsme et le confucianisme. Le bouddhisme vient après. En Chine, ces trois courants de pensée coexistent, et sont officiellement reconnus depuis l’époque des Tang, au VIIIe siècle. Le taoïsme est une pensée cosmologique qui insère l’homme dans l’univers vivant, et recherche cette communion totale entre l’homme, l’univers vivant et le cosmos. Le taoïsme a connu l’idée de la liberté puisqu’il recherche cette communion totale entre l’homme et l’univers vivant, sans contrainte, sans réserve. Mais l’Occident a acquis une liberté effective alors que, dans le taoïsme, elle reste un idéal. Le confucianisme est une pensée essentielle éthique, c’est-à-dire de l’homme en société. Voilà une pensée très élevée, qui est née au VIe siècle avant notre ère et qui a fixé l’idéal de l’humain à une exigence extrême de probité, de mansuétude, d’honnêteté et de confiance. À l’époque de Confucius, la société était très hiérarchisée. Lorsque celle-ci s’est figée, le système impérial a utilisé cette pensée éthique, fruit de la réflexion d’un homme libre, pour défendre un système hiérarchique étouffant. Confucius avait dégagé cinq types de relations : entre parents et enfants, frères et sœurs, souverain et sujet, maître et disciple, et entre amis. Il s’agit d’un bel idéal : celui de la distance juste, équitable, responsable. Les enfants doivent obéissance aux parents mais les parents se doivent aux enfants. Le souverain est responsable devant les sujets, et ceux-ci ont des devoirs envers lui. Des abus sont vite arrivés, parce que le système élaboré par Confucius comporte un défaut : il fait confiance à la nature humaine, affirmant qu’elle est fondamentalement bonne, donc perfectible. Confucius, qui a le sens du bien et du mal, compte sur la bonté humaine pour que la distinction entre l’un et l’autre soit respectée.

Il ne peut donc dévisager le mal absolu, c’est cela ?

En Occident, dès la tragédie grecque, on a dévisagé certains maux qui rongent l’âme humaine. Par la suite, la tradition judéo-chrétienne a, elle aussi, dévisagé le mal, sans parler de la figure du Christ qui a assumé le mal jusqu’à son degré extrême : sur le plan de la conquête de la matière, de l’affirmation du sujet, de l’éthique. La société chinoise, qui a récupéré cette pensée, a toujours vécu dans une sorte de compromis. Le confucianisme, qui est aussi une pensée ternaire, puisque l’homme y est mis en rapport avec la Terre, et que la qualité de leur dialogue est garantie par le Ciel, n’a pas pu atteindre la vraie harmonie : dans son système social, le sujet n’est pas protégé. Ayant fait confiance à la nature humaine, et comptant sur des souverains éclairés, Confucius rêve de la bonne marche de la société : or il y a très peu de souverains éclairés ; quant à la nature humaine… N’ayant pas développé la notion de droit qui protège le sujet, tout le système politique et social de la Chine est fondé sur des abus de pouvoir, donc des arbitraires, des répressions, des cruautés, des obscurantismes qui se maintiennent d’âge en âge.

Même si le taoïsme n’a pas aidé à régler les problèmes de l’homme en société, son intuition, fondée sur cet idéal de la communion totale, reste une belle intuition ?

Cette part, incarnée en premier lieu par le taoïsme, cette pensée fondée sur l’idée du souffle-esprit, un Chinois ne l’abandonne jamais. Pour la pensée taoïste, l’Univers, dès l’origine, est animé par un souffle qui est devenu esprit. À partir de cette idée du souffle-esprit, les penseurs taoïstes ont avancé une conception unitaire et organique de l’univers vivant où tout se relie et se tient. Pourquoi unitaire ? Parce que c’est le souffle qui est à la base de tout ce qui incarne cette unité originelle. Pourquoi organique ? Parce que ce même souffle continue à animer cet univers, chaque entité vivante de cet univers, en les reliant en un gigantesque réseau de vie en marche qu’on appelle le Tao, c’est-à-dire la Voie. Dans cette pensée ternaire, ce souffle-esprit anime toutes les entités vivantes sous la forme de trois types de souffle : le yin, le yang, le vide médian, le yang incarnant le principe actif et le yin le principe réceptif. Ces deux aspects sont nécessaires. Toute vie est animée par le principe actif et en même temps par le principe réceptif qui lui permet justement de recevoir la loi incarnée par ce souffle. Entre ces deux souffles, les taoïstes ont compris qu’il fallait introduire un troisième souffle qu’on appelle du « vide médian ». Car s’il n’y a que le yin et le yang, on tombe dans le dualisme ; dans ce cas, le yin et le yang sont toujours en opposition et presque figés dans leur quant-à-soi. Tandis qu’avec le vide médian, on entre dans un rapport relationnel, dans une interaction qui peut être conflictuelle mais, dans le meilleur des cas, atteint plutôt l’harmonie et l’entente. C’est, j’y reviens, dans ce sens qu’on parle d’une pensée ternaire. Et dans cette pensée ternaire qu’on affirme l’importance de chaque entité vivante mais aussi l’importance de ce qui se passe entre les entités vivantes : entre l’arbre et un rocher, entre la montagne et le fleuve.

Quelle est la place de l’homme dans cette cosmogonie ?

L’homme est une entité vivante qui entretient un rapport intime avec l’univers vivant. Ce rapport est non seulement de tension ou d’opposition, comme dans le dualisme, mais aussi de confiance, animé par le même souffle. Il y a donc cette confiance en ce souffle qui m’anime et qui anime en même temps l’univers vivant, même si temporairement, pour la conquête de la matière, nous sommes en opposition. Mais dans le fond, il y a cette reliance fondamentale depuis l’origine. Je crois qu’un Chinois, instinctivement, la garde toujours en lui, qu’il reste toujours taoïste, même s’il devient confucianiste, bouddhiste ou chrétien. Le Chinois garde toujours au fond de lui cet esprit ternaire. C’est d’ailleurs cet esprit ternaire qui permet à beaucoup de Chinois d’embrasser le christianisme sans déchirement parce qu’ils accèdent à l’idée de Trinité très facilement. Toutes les pratiques vivantes, actuelles – la calligraphie, le tai chi, la médecine chinoise – sont fondées sur l’idée du souffle et sur celle de la reliance. Dans la calligraphie, l’homme, par le truchement de signes, entre en communication avec un univers vivant. Le tai chi, c’est par un ensemble de gestes dans lequel l’homme restitue son corps à la grande circulation universelle. La médecine chinoise n’abandonne jamais cette idée de totalité : on guérit localement, mais le corps est dans l’univers. Cette intuition a favorisé, en Chine, ce sens du dialogue. Supposons que la Chine embrasse un jour le système démocratique, cela favoriserait davantage le dialogue entre les membres de cette société. En attendant qu’elle y parvienne, il y a quand même en Chine ce respect des anciens, des parents, des frères aînés, des personnes âgées qui reste toujours très vivace. L’amitié est une vertu que les Chinois cultivent parfois même au-dessus de leurs passions amoureuses, depuis l’Antiquité. Sans oublier le dialogue entre l’homme et la nature. Toute la peinture chinoise, toute la poésie chinoise sont fondées là-dessus.

Revenons au dualisme occidental : crée-t-il un homme solitaire ?

Moi, je me sens relié, relié par le souffle – comme tout Chinois. L’homme n’est pas ce corps qui se promène telle une ombre solitaire en attendant le néant. Pas du tout. C’est pourquoi il faut que l’Occident – et maintenant la Chine qui imite l’Occident – sorte de ce jeu morbide. L’affirmation du sujet est une aventure noble qui a abouti aujourd’hui à une sorte d’individualisme à outrance. Cette affirmation de la matière aboutit à un matérialisme pur et dur où l’homme vit sans horizon, sans ouverture, alors qu’il faudrait replacer notre devenir et le devenir de notre Terre dans le contexte d’une Création perçue dans sa totalité. C’est ce qu’a compris intuitivement la pensée taoïste puisque la Voie, c’est la Création dans sa totalité, à laquelle l’homme est relié. Et c’est ce qu’a compris la démarche judéo-chrétienne. Et c’est dans ce contexte-là qu’on peut concevoir la vie comme un don extraordinaire et non pas comme un dû. Notre individualisme à outrance considère la vie comme un dû. « Tout m’est dû », entend-on ici et là… Il faut absolument sortir de cet engrenage. Il faut retrouver le sens de la Création en sa totalité, y compris dans le domaine de la philosophie : si vous ne pensez qu’en fonction de la conscience, de notre inconscient, sans la dimension spirituelle, c’est sans espoir, et sans issue.

Vous parlez, dans Le livre du Vide médian, des innombrables « entre qui ont lieu à tout instant sous nos yeux » ? Votre proposition, c’est le « royaume de l’intervalle » cher à Keats ?

Il ne faut pas oublier les « entre », afin de rétablir ce sens de la reliance entre les êtres, et entre nous et l’univers vivant. Moi-même, je suis devenu un homme du dialogue. Je connaissais déjà la poésie chinoise et la peinture chinoise qui sont des arts du dialogue : entre l’esprit humain et l’esprit de l’univers vivant. En Occident, j’ai embrassé la langue française, et à travers cette langue une autre culture. C’est désormais mon autre pôle. L’Occident, avec toute sa création artistique qui a exalté la splendeur de la chair, a exalté mon autre pôle. N’oubliez pas que cette idée de la transcendance existe en Occident. La littérature, la musique, la peinture occidentales constituent une immense aventure de l’homme qui cherche à se transcender par l’esprit et par sa propre création. Il ne faut cependant pas oublier que cette création fait partie de la Création elle-même. Sans cette Création-là nous n’aurions même pas idée de la Création. C’est pourquoi je suis devenu un homme de dialogue. Je garde cette part intuitive de la pensée chinoise. Et en même temps j’ai embrassé la meilleure part de la pensée occidentale, allant jusqu’à épouser la Grèce et toute la Renaissance, et la pensée judéo-chrétienne. Contrairement à ce qu’affirment certains, cela ne me met nullement en contradiction avec ma part chinoise, car la cosmologie chinoise est fondée sur l’idée du souffle. Et pour moi, la figure christique est une incarnation de cette démarche du souffle-esprit.

Qu’entendez-vous par « dans ma relation avec les êtres, je me situe toujours le plus bas possible, pour être au plus près de l’humus » ?

Tant qu’on ne touche pas l’humus, on est dans l’avoir. Si je communie avec quelqu’un, par exemple un intellectuel très habité par son pouvoir intellectuel, je suis encore dans l’avoir. Je peux obtenir une certaine satisfaction au niveau intellectuel, mais chaque fois que j’approche quelqu’un, j’essaie de capter cet être, non seulement dans ses attributs, mais aussi dans son être profond. Et là, il faut le prendre par la racine. Et la racine, c’est l’humus. Et pour moi, l’humus, c’est le souffle-esprit qui nous anime par la base. C’est à ce niveau-là qu’on peut vraiment communier avec la profondeur de quelqu’un. L’humilité, pour un Occidental, implique souvent un effort, est presque contraire à sa nature. Pour moi, au contraire, l’humilité – qui veut dire humus – est la position la plus avantageuse. D’abord, je ne risque pas de tomber plus bas et, dans le même temps, je capte les êtres et, cette fois-ci, quand je dis les êtres, je ne parle pas seulement des êtres humains, mais aussi de l’arbre, de la fleur, etc., que je prends par l’humus. Dans une rose ou un arbre, je n’admire pas seulement ce qui est donné comme apparence – une rose dans sa plénitude, un arbre dans la forme de ses feuillages. Je les prends par la racine, et je demande : « D’où ça vient ? »

Ne retrouve-t-on pas cet enseignement dans la peinture chinoise ?

En effet. Quand un peintre chinois peint un arbre, il peint toujours de bas en haut. Quand il peint un bambou, il prend par la racine et il pousse section par section jusqu’au sommet, et jamais le contraire. Une branche aussi. Je connais des peintres qui peuvent peindre les arbres d’une autre façon, par le haut, mais ils dessinent alors ce qui est déjà donné comme forme. Un peintre chinois, lui, capte toujours la chose vivante par la racine, épouse de l’intérieur la croissance. Il ne fera jamais le contraire. Voilà pourquoi la peinture chinoise est si pleine de vivacité : le peintre accomplit quelque chose de vital. Vous connaissez cette expression : « Il faut que le bambou pousse en vous. » On dessine le bambou par la racine, on pousse avec. Mon interrogation sur les êtres relève de cette pratique.

Quelle différence établissez-vous entre la peinture et la calligraphie chinoises ?

Toute la tradition chinoise est là pour affirmer que la calligraphie est à la base de la peinture. La peinture chinoise est un art du trait. La peinture chinoise n’est pas une peinture de lignes ou de contours. Quand le peintre chinois peint une montagne, il ne peint pas les contours de la montagne. La montagne est composée d’un ensemble de rochers ou de plantes, et chaque rocher, chaque plante est dessiné par des traits – c’est-à-dire cette chose douée de pleins et de déliés – qui sont à la fois déjà le rythme, déjà le volume, déjà le mouvement. Le bambou est fait d’un seul trait : le peintre dessine un trait, puis une section, puis un trait, une section, un trait, etc. Mais cet art du trait vient de la calligraphie, car la calligraphie est le trait, elle n’est pas la ligne. Quand vous commencez à apprendre la calligraphie, l’acquisition de chaque trait vous demande des mois de travail. Il y a le commencement, l’attaque, et puis le déroulement, et puis le final. Il faut que ce trait acquière une ossature, de la chair, du sang qui coule. Chaque trait est une unité vivante déjà en soi. D’abord il y a le caractère 1 qui est un trait. C’est pourquoi le caractère 1 a une telle importance. C’est un trait horizontal qui est censé séparer le Ciel et la Terre. On doit prendre sa respiration, son souffle. Il y a une gestuelle. Une danse. Au début, on apprend par la rigueur. Puis, par la suite, quand je trace le trait en cursive, c’est déjà autre chose. Puis, quand il y a deux traits : un horizontal, un vertical – commencer, descendre. Là, à la fin, il faut terminer par une pointe. Le trait horizontal est terrestre. Le trait vertical, c’est comme quelque chose qui tombe du ciel. En Chine, on dit : le ciel donne, la terre reçoit. Ce que le ciel promet et donne, il ne reprend jamais. C’est une philosophie, une pensée.

Pourquoi la calligraphie est-elle si importante ?

Tous les lettrés chinois, avant de mourir, laissent un poème, un quatrain parfois déjà composé. Les martyrs, la veille de leur mort, même pendant la Révolution culturelle, laissaient un ultime poème écrit avec leur sang. De cette façon, on se sent quitte. On peut mourir presque sans regret. On laisse un poème écrit calligraphié. On jette le texte et on peut mourir. C’est une tradition immense. Le poème écrit, on peut mourir, car on a restitué le souffle. En Europe, on dit rendre l’âme. Ici, l’âme rendue, c’est le souffle. N’oubliez pas que le trait vient du souffle. Le taoïste a une idée de l’âme, le bouddhiste l’exalte. Le taoïste raisonne en terme d’esprit, c’est pourquoi « rendre le souffle », c’est restituer dans le courant du souffle. Aucun Chinois n’est prêt à abandonner cette idée, même lorsqu’il devient marxiste, chrétien ou bouddhiste. Le Chinois est relié à l’origine. Celui qui pratique le tai chi, par un ensemble de gestes, réactive en son corps les souffles vitaux qui le restituent, le relient dans le courant du souffle vital qui est en train d’animer l’Univers et, comme l’écrit Dante, de « mouvoir les astres ».

Le souffle vital, c’est la vie, donc la beauté ?

La vie, c’est le commencement de la beauté. La vie exige que chaque être vivant forme une unité organique qui soit capable de fonctionner et de croître, et même au besoin d’engendrer. Ça, c’est la vie. La vraie vie n’est pas cet autre indifférencié, anonyme ; la vie exige qu’il y ait une unité vivante et organique qui soit capable de fonctionner. Toute vie est unique. Il est aisé de constater qu’il n’y pas de grain de sable qui ressemble à un autre grain de sable, une feuille à une autre feuille, pas un arbre, un animal, et à plus forte raison pas un homme qui ressemble à un autre homme. Donc, cette unité vivante implique une unicité. C’est à cause de cette unicité que la vie est arrivée à ce stade de maturité qu’est chaque être humain. Il n’est pas juste de dire que l’ordre de la vie, c’est l’ordre de la mort ou de la matière. La vie exige unité et unicité. C’est comme ça que chaque vie devient une présence et, surtout s’agissant de l’être humain, une présence parmi d’autres présences et non pas une figure. C’est là que commence le langage, qu’on peut dire « je » et « tu », qu’on peut coller un nom à chacun. Dès qu’on parle de présence et non plus de figure, que chacun porte un nom et possède un visage, alors on peut parler de beauté. La vie veut que chaque être unique, conscient de sa présence, n’ait de cesse de tendre vers la plénitude de sa présence au monde. Chaque être, en tant qu’unité, devient unicité, unicité devient présence, présence devient désir de plénitude de la présence au monde : c’est le commencement de la beauté. Quand je dis : « la plénitude est une présence au monde », c’est comme une rose qui, du germe à la tige, n’a de cesse d’atteindre cette plénitude de sa présence au monde. C’est évident, une intentionnalité originelle est plantée en chacun de nous. Prenez le corps, s’il n’était qu’un instrument de jouissance, sans âme, il ne conduirait qu’à un corps pourri. Or, là où le divin et le temporel se retrouvent, c’est dans la beauté.

… qui est au centre de votre réflexion…

Oui. Voilà pourquoi il faut parler des différents degrés de la beauté. Il y a la beauté de la nature qui se donne là, et puis la beauté du corps. Celle du corps des animaux est extraordinaire. Mais bien sûr, le miracle des miracles, c’est le corps humain : l’homme, la femme. Pourquoi arriver à cette chose-là ? Mais dès qu’on arrive à l’homme, dans sa beauté entre déjà quelque chose d’autre : l’esprit. De la femme de la caverne jusqu’à Mona Lisa, il y a une évolution qui n’est pas que physiologique : c’est aussi une conquête de l’esprit parce que l’homme évoluant a pris conscience de la beauté, de cet élan vers la beauté. C’est cette conscience de la beauté qui ajoute à la beauté du corps. C’est la part de l’âme. Lorsqu’on parle de Mona Lisa, on ne parle pas que d’un ensemble de traits : il y a le regard et le sourire qui sont la part la plus profonde de Mona Lisa. Ça, c’est déjà la conquête de l’esprit. La vraie beauté est un corps habité par une âme. La beauté cherche à communier avec une autre beauté. C’est l’amour. La beauté appelle la beauté. Mais il y a une autre beauté, proprement humaine, que j’appelle spirituelle. L’homme est un être de souffrance, conscient de cet élan vers la beauté, mais avec une pleine conscience de sa condition tragique de mortel et de la confrontation avec le Mal. Par l’élévation spirituelle, certains êtres gardent, au cœur de l’adversité ou de la persécution, noblesse d’âme et dignité. Certains autres, toujours grâce à cette élévation spirituelle, vont encore plus loin, transcendent les épreuves d’une souffrance extrême et communient avec toute la souffrance du monde. Ces êtres-là rayonnent d’une lumière étrange, une transfiguration propre à l’humain et qui révèle en même temps sa dimension surnaturelle – comme une lumière jaillie de la nuit, capable d’illuminer toutes les étoiles. Cette lumière proprement spirituelle est faite de compassion et d’une sorte de joie qui vient d’une liberté intérieure conquise. Nous touchons là au degré suprême de la beauté. Donc, il y a la beauté du corps, la beauté du corps habité par l’esprit et par l’âme, et, au-delà, la beauté spirituelle. La réflexion, en distinguant l’essence de la beauté et l’usage dévoyé qu’on pourrait en faire, n’est pas simplement un luxe : elle constitue, à mes yeux, un problème essentiel qui justifie tout, et qui est au centre du centre de toute création.[/access]

Avril 2012 . N°46

Article extrait du Magazine Causeur



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